Avec un centicube
O wonder! The tempest Le fauteuil est tellement confortable qu’il l’oublie bien vite, et se concentre sur le décor. Une rue commerçante du centre-ville. Un après-midi de printemps, ensoleillé mais encore assez frais pour que les passants marchent vite, col relevé, les yeux plissés sous la morsure d’un vent nostalgique de la neige. Ce doit être l’heure de la pause dans la plupart des bureaux, une importante proportion des gens ayant dans les mains un sac où se devine la forme d’une boîte-repas. Rares sont les femmes dont les jambes ont entamé le rituel de séduction des beaux jours : la plupart sont encore masquées par d’épais manteaux d’hiver. Celles qui oser braver le froid ont un rire plus clair, haut perché. Comme si leur propre étonnement de se découvrir si intrépides tirait leur voix vers les aiguës. Il flâne le long des vitrines, l’œil indifférent aux annonces de soldes, aux vêtements ont fait la dernière mode ou qui feront la prochaine. Il n’est pas là pour magasiner, mais pour observer. « Quoiqu’on pourrait dire : pour magasiner des sensations » corrige-t-il avec un rire intérieur. Soudain son regard se fixe, un peu plus loin, sur le trottoir opposé : il l’a trouvé. Soudain il s’arrête net et pousse un « NON ! » strident qui fait sursauter les promeneurs les plus proches. L’homme est figé, la bouche ouverte sur la fin de son cri de refus, les yeux rivés au vide. Sa poitrine se soulève par à-coups et on devine que son cœur doit battre à toute allure. Il écarte les bras, les pans verts et bruns de son manteau loqueteux s’ouvrent comme les ailes déplumées d’un pitoyable oiseau d’asphalte. Il agite les mains au bout de ses bras, semblant conjurer quelque malédiction. Puis, à nouveau sans transition, ses rides semblent fondre comme de la cire, remodelant en quelques secondes la terreur en désespoir résigné. L’homme regarde le sol. Il reste immobile de longues minutes. Un magnifique sujet ! Quelques pas de plus, et surtout de la concentration : c’est ce que requiert l’étape suivante. Au premier coup d’œil, le trottoir est inchangé. Tout au plus le ciel paraît s’être assombri, comme si le soleil d’avril était maintenant filtré par des verres polarisants. Ce n’est qu’ensuite qu’il remarque les ombres. Elles passent, toujours à distance respectueuse, sécuritaire. À peine discernables, trop vite enfuies pour qu’il aie le temps de les détailler. Il serait incapable de donner la moindre précision à leur sujet, et pourtant des images errent dans son esprit après leur passage. Souvenir fugace et partiel d’un œil, d’une bouche ou d’une main. Mais il ignore si ces fantômes sont vraiment pourvus de ces attributs, ou si c’est son propre cerveau qui les en pourvoit, dans une tentative forcenée de leur trouver une apparence humaine. Les ombres passent, le dépassent, le croisent. De cela il est sûr. Le reste n’est que spéculation. Le… Non ! Il s’arrête sur place, lève les bras en un réflexe de protection : devant lui, une colonne noire, menaçante s’est soudain dressée. Du coin de l’œil il en distingue vaguement l’extrémité supérieure, renflée et courbée, une bonne vingtaine de pieds au-dessus de sa tête. Comme un serpent géant qui n’attend que l’instant propice pour frapper. Il reste immobile, attend que son cœur se calme, que sa sueur coule de son front à sa joue puis dans le col de son manteau. Enfin, il s’écarte lentement, précautionneusement. Un pas sur le côté, puis un autre et un autre encore. Il longe les vitrines, raide comme un robot, espérant ne pas attirer l’attention de la menace. Espérant s’en sortir, encore une fois. Il pense encore à la colonne-serpent quand un trou sans fond s’ouvre à ses pieds, une fraction de seconde avant qu’il n’y bascule. Il crispe désespérément les orteils, bat des bras, casse le buste vers l’avant et sort les fesses. Non ! Pas par là. Le trou est trop large pour être enjambé, sans compter que les bruits qui en montent sont tout sauf rassurants. Gargouillements métalliques et toux mécanique, il imagine sans difficulté le dragon d’acier qui doit y être tapis. Attendant ses proies. L’attendant, lui. Non, pas là. Cinq pas sur le côté, trois pas en avant, quatre pas en crabe. Épuisé. Il est épuisé. Il sent la tension accumulée dans ses muscles depuis des heures, des muscles si souvent contractés qu’ils en sont douloureux et se mettent parfois à trembler de façon incontrôlable. Au fil de ces heures, il a réussi à parcourir sept blocs. Il sait qu’il n’en reste que deux pour atteindre l’entrée du foyer, mais le découragement le submerge : il n’en peut plus. D’autant que le foyer n’est qu’un havre relatif. Les terreurs qui se dissimulent dans sa chambre ne sont pas moins redoutables : elles ne sont que plus familières. Au moment où il soupire avec un dernier « Non ! », la lumière emplit violemment l’univers, clignotant frénétiquement et il se sent glisser, tomber, s’affaisser. – John ? John Savage ? Vous m’entendez ? Savage bafouille d’excitation, s’en rend compte et se tait subitement. Il respire profondément et avance vers la fenêtre. Contemple la rue. Les promeneurs qui déambulent, les itinérants qui leur tendent la main. Il fait de nouveau face au médecin et lui lance : En sortant de chez le médecin, cette dernière phrase résonne encore dans l’esprit de John. Son écho est loin d’être éteint quand il croise le fou dans son manteau vert et brun. Ombre aussi fugace et indistincte pour l’un que pour l’autre. |