SF & F – L’esprit du parc

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L’esprit du parc

18h30, la nuit est presque tombée. Je suis en train de terminer ma boucle de quelques kilomètres de ski de fond, sur les pistes du jardin botanique et du parc Maisonneuve. Aujourd’hui, au terme d’une journée grisâtre et douce d’un début février qu’on prendrait aisément pour une fin de mars maussade, la neige est difficile. Par endroits le ski de fond se fait nautique, en traversant les flaques qui parsèment ces étendues habituellement blanc uniforme. La cire est la bonne, le ski reste plaisant. Mais un je ne sais quoi dans l’air, joint à la fatigue d’une semaine éprouvante me donnent envie de ne pas forcer. Je me promène, loin de la cadence soutenue que je tiens en temps normal.

J’ai choisi d’éviter les plus grosses pentes, et chantonne en glissant tranquillement. Sans me préoccuper du voisinage, réduit à quelques écureuils perturbés par le temps. Arrivé au chalet du parc je prends le temps de me griller une petite cigarette (la pénitence du sportif…) de remettre un peu de cire sur mes skis, et je repars. Plus tard, arrivé à la jonction du parc et du jardin, je commence par remonter la piste qui se dirige vers le nord. Mais je rebrousse chemin après une dizaine de mètres : le ski de fond dans deux rails d’eau n’est pas vraiment ce qui se fait de plus agréable. Je reprends donc le bout de piste qui longe le ruisseau, traverse la route sur l’asphalte qui a vaincu, avec six semaines d’avance, dans sa bataille annuelle avec la neige. Et reprends une piste (ou ce que je crois en être une…) pour rejoindre la grille qui donne sur Pie IX. Commençant à prier pour qu’elle soit toujours ouverte. Ce n’est pas le peu de ski supplémentaire que m’imposerait la sortie par le boulevard Rosemont qui me dérange, mais plutôt la marche à pied obligatoire le long de boulevards trop passant qui s’en suivrait. Car il est à peu près certain que la piste de fortune, le long de la clôture, qui longe le parc sur Rosemont puis Pie IX est impraticable. Vu l’état des pistes « officielles » du parc…

Alors je me dis qu’il faut que je force l’allure. Et me rend compte au même moment que je suis en train de ralentir. Sans bien comprendre pourquoi. Je regarde autour de moi, et voit soudain une feuille d’érable que le vent emporte sur une trajectoire qui vient couper la piste. Qui vient couper ma trajectoire. Je ralentis, elle se rapproche, ralentit aussi. Puis le vent l’éloigne de quelques mètres, en diagonale, mais à quatre-vingt-dix degrés de sa course initiale. Enfin elle s’immobilise. Je fais de même.

Je suis du genre rationnel, et justement… Quelque chose me dérange dans ce qui vient de se passer. L’étrange trajectoire de la feuille ou son ralentissement qui calquait trop précisément le mien ? Le fait qu’elle s’arrête ? Tout cela peut bien se produire, le vent est facilement changeant autour des arbres du jardin. Alors quoi ? Et soudain, à cause d’un petit frisson, je comprends que je fais fausse route. Ce n’est pas ce qui s’est passé qui me paraît étrange. C’est ce qui se produit en ce moment même. Le frisson que je viens de ressentir est d’abord de froid. Car le vent me souffle dans le dos, et le léger effort de ma promenade me rend le dos moite, sinon en sueur. Je tourne la tête, regarde derrière moi, et voit les branches d’un érable bouger dans le vent. Tout comme bougent celles de l’arbre qui se trouve deux mètres derrière la feuille. La feuille qui est toujours obstinément immobile. Le frisson revient, mais il n’est plus causé par le seul souffle du vent.

Un silence minéral règne. L’air est trop lent pour siffler dans les branches, et ces dernières sont quasi dépouillées de feuilles. Les survivantes, sèches comme de l’amadou, n’ont plus de voisines à effleurer pour les faire chanter. Tout au plus entends-on le bourdonnement sourd de la circulation automobile, assourdi par les rangées d’arbres successives qui m’en séparent. Je cherche à me donner une contenance autant qu’à faire disparaître le léger malaise qui m’a envahi. Plusieurs fois de suite je me retourne, et regarde les deux érables. Celui qui me fait face et celui dans mon dos. Je regarde autour de moi, un décor de nuit d’hiver. Noir sur fond blanc, sans rien d’autre qui bouge que les branches des arbres. Sans rien d’anormal. Je soupire.

Et quand mon regard revient sur l’arbre devant moi je frissonne à nouveau. Du coin de l’œil, dans cette zone où l’on voit sans voir, j’ai cru remarquer une ombre claire, dans les branchages de gauche de l’arbre. Mais en laissant ma tête poursuivre son mouvement, je vois bien qu’il n’y a rien d’anormal dans ce que je contemple. Vraiment ? Je retente l’expérience. Tourne la tête à droite puis, lentement, revient sur la gauche. Rien. Et pourtant j’ai comme la confuse sensation d’être observé. C’est peut-être le cas d’ailleurs, ne serait-ce que par la vie animale qui sait être invisible, et ce d’autant plus à pareille heure, entre chien et loup. Un animal, oui, sans doute…

Mais je ne suis pas convaincu, et renouvelle mon essai. Cette fois je tourne la tête de pour que ce que j’ai cru voir soit à nouveau placé dans mon champ de vision périphérique. Et j’attends, finissant par me traiter d’idiot au moment même ou une ombre claire virevolte à nouveau dans les branches. Et disparaît. Je suis du regard, la cherche mais rien ne bouge, hormis les branches. La feuille est toujours immobile sur la neige et ressemble à un signe, un message. Une borne ? Je n’ai pas l’intention d’approcher, de toute façon. Et toujours cette sensation d’être observé. Un picotement sur… la nuque ? Je me retourne pour voir l’autre arbre, dont je suis beaucoup plus proche. Mais en dépit de la nuit, je vois fort bien ses branches, qui se découpent sur la tour penchée du stade olympique. Et lesdites branches sont vides, de feuille comme de présence. Elles se balancent mollement et c’est tout. Je me détourne. Et à nouveau, pendant mon mouvement je vois du coin de l’œil la forme claire. Qui disparaît.

Je n’ai pas le temps de me demander quoi faire car à cet instant je me sens poussé à partir. C’est peut-être ma peur, mais je n’en ai pas l’impression. On me dit de partir. Pas méchamment, pas de manière menaçante. Mais fermement. Quelqu’un ou quelque chose. Alors je repars immédiatement. Pour m’arrêter au bout de trois mètres. Je me tourne jusqu’à faire face à la feuille, toujours immobile. Le vent s’arrête et une impression d’attente envahit tout. Alors très vite et très bas je dis : « si vous existez, alors bonsoir »

Et poussé par une impulsion qui m’échappe j’ajoute : « Si j’existe… » Et puis je m’élance vers la grille, vers la rue.

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