IncertitudeRobert Deu baissait la tête, attendant que l’orage soit passé pour risquer un regard au dessus de la ligne de flottaison de son glaçon. C’est que son chef s’en prenait aux accomodements – qu’il qualifiait de déraisonnables – que l’actuelle campagne de communication du gouvernement venait de lui imposer. Et Robert ne tenait pas à se montrer visible dans un pareil champ de tir, au risque d’être contraint de prendre position, ce qui était toujours risqué, vu l’incohérence hargneuse dudit supérieur. En ce moment même, ce dernier lancait une affirmation puis son contraire, accablant d’autant de reproches les immigrants que les fonctionnaires fédéraux, le tout en recouvrant d’un fin brouillard de postillons la vitre à laquelle il faisait face. Robert tenait son whisky avec précaution, s’efforçant d’éviter de faire tinter contre la paroi le glaçon qui y flottait. Ce whisky lui posait de multiples problèmes. Il n’était pas en mesure de déterminer ce qui serait le plus dangereux : le boire et le conserver intact à la main. Le boire, c’était s’exposer à l’ire de son chef pour oser consommer de l’alcool pendant les heures de travail. Nonobstant le fait que c’était ce même chef qui lui avait intimé l’ordre d’aller se servir dans le minibar qui occupait un coin du bureau directorial. Un ordre sec, incontournable. Indiscutable. Mais conserver sagement le liquide ambré sans y toucher, comme un don du ciel qu’on admire du regard, dont on hume par instant les vapeurs tourbées, mais qu’on respecte comme une relique sacrée, c’était à terme courir également le risque du courroux du chef, s’offusquant que l’on méprise son breuvage sans daigner y tremper les lèvres. Dilemme cornélien. D’autant que Robert Deu détestait ce whisky. La colère du chef, causée par le retrait – par la commission de contrôle – de son récent article de règlement intérieur commençait à s’apaiser. Cessant peu à peu de répéter que son interdiction du port – dans les bureaux – de tout couvre-chef à caractère ethnique ou religieux n’avait pour but que d’accroître la sécurité du public et des employés eux-mêmes, peut-être se rendit-il compte qu’en dehors du gardien du stationnement Sikh et d’une inspectrice musulmane qui portait le voile non pas par extrémisme religieux, mais bien plus dans un but de discrétion et d’efficacité lors de ses missions de renseignement parmi ses coreligionnaires, les seuls chapeaux que l’on risquait de trouver sur la tête du personnel étaient des casquettes de hockey, peu suceptibles de correspondre à la définition d’un signe de militantisme religieux. Quant à l’ethnicité de la chose… Même lui pouvait admettre que la communion nationale née de la possible participation d’un club de la Belle Province à la finale de la coupe Stanley était un facteur plus positif que dangereux. Arrivant à bout de salive et d’arguments, le chef avala son whisky d’un trait, oubliant même le cérémonial de dégustation auquel il aimait tant se prêter : moues inspirées, gargouillis du liquide dans la bouche, tandis qu’on semble, les yeux mi-clos, porté par la magie du divin breuvage, distinguer, par la fente de ses yeux mi-clos, les paysages des landes d’Écosse… « Allez, si vous n’avez pas fini votre verre, laissez-le ici et ne vous mettez pas en retard. Allez, Deu, circulez ! » lança-t-il tout à trac à Robert qui sauta sur l’occasion, s’y accrocha et la laissa l’entraîner vers la porte à vive – bien que servile et respectueuse – allure. Dieu qu’il détestait ces convocations chez le chef, dont rien de bon jamais ne sortait. Ces convocations répétées, plusieurs fois dans une même journée. Tous les jours, toutes pareilles et pourtant source sans cesse renouvelée d’angoisses variées et inédites. Aujourd’hui, il s’en tirait plutôt bien : une simple perte de temps, sans autre incidence qu’ajouter un peu de retard à l’accomplissement d’objectifs déjà désespérément lointains. Parfois c’était plus grave : blâme, réprimande orale, voire écrite. Ou pire encore : se retrouver obliger d’appliquer une idée novatrice du chef en matière de technique d’investigation policière, ce qui ne manquait pas d’aggraver toute situation concernée. Oui, il avait de la chance, finalement. Même le « problème whisky » s’était résolu sans victime collatérale… Une fois retourné à son bureau, Robert se remit à compulser un épais dossier que les stupéfiants lui avaient fait suivre le matin-même. Jack’O y était décrit comme un dangereux criminel, un trafiquant, voire un terroriste. De nombreuses preuves indirectes appuyaient ces affirmations, le plongeant dans un embarras toujours plus grand. Pas Jack’O, pas lui ! Jacques Lanester, dit Jack’O Lantern, dit Jack’O, par référence autant à son visage rond et rougeaud qu’aux chicots dépareillés qui lui tenaient lieu d’équipement dentaire. Une vraie face d’épouvantail, c’était indéniable. Mais de là à prendre pour argent comptant le dossier fourni par les stups, il y avait un monde. Jack’O, Robert Deu le connaissait depuis l’enfance. Une brave brute, un « pas fini » comme on dit. Musculature de brontosaure et cervelle à l’avenant, tout juste assez grosse pour lui permettre d’aller de sa tanière au dépanneur et retour sans qu’on lui fasse un plan. Et pourtant… Pourtant les rapprochements opérés étaient troublants. Les photos de Jack’O discutant avec un des responsables des Hell’s locaux, nettes et accusatrices. Le gros plan sur l’échange d’enveloppes ne laissait que peu de doutes, vu la spécialisation du comparse dans les affaires de stupéfiant. De la même manière, les compte-rendus de surveillance étaient formels quant aux visites fréquentes que Jack’O effectuait dans un garde-meuble connu par ailleurs pour stocker les livraisons de drogues en tous genres dont les Hell’s faisaient leur principal commerce. Mais Jack’O ? Cet idiot assez stupide pour avoir, l’année passée, décidé de régler un problème momentané de trésorerie en commettant un hold-up, muni d’un pistolet à eau, dans le restaurant faisant face aux locaux de la Police Métropolitaine ? Cette fois-là, il n’avait dû son salut qu’au fou-rire inextinguible qu’il avait déclenché, empêchant quiconque de se lever pour l’arrêter. Les yeux clignotant comme un feu de circulation, Jack’O avait balayé la clientèle du regard, s’attardant longuement avec un air d’incompréhension sur les nombreux porteurs d’uniformes en train de s’esclaffer, avant de partir en courant, déclenchant à cette occasion un redoublement des gémissements, exclamations et quasi-sanglots des policiers se tamponnant les yeux en se tenant les côtes. Non, vraiment, Pas Jack’O… Robert avait beau se dire qu’il faut toujours se méfier des individus qu’on croit le mieux connaître, l’exemple récent de son ancien subordonné Marigny étant là pour le lui prouver, il devait s’avouer incapable d’imaginer Jack’O en criminel sérieux. C’était encore plus dur que de visualiser Georges W. jouant au cinéma le rôle d’un mathématicien génial ou le pape en train de faire du trapèze volant. Jack’O était capable d’arracher la sacoche d’une vieille, ou de taper sur la mauvaise personne, au mauvais moment. Mais l’accomplissement nécessaire des complexes réflexions requises par un crime « sérieux » rendait inconcevable la culpabilité de Jack’O. Inconcevable, impensable, incroyable, improbable, infaisable… Robert s’abîma quelques instant dans son mantra de répétitions, avant de se lever brusquement et de quitter son bureau. Il fallait qu’il en parle de vive voix avec les auteurs de ce rapport : direction la division de la lutte contre les stupéfiants. Il traversa le long bâtiment, montant et descendant les escaliers que les décennies avaient usés jusqu’à y faire disparaître tout souvenir de peinture ou de vernis, pour finalement arriver, sous les combles, au bureau du capitaine Courbet. Par chance, ce dernier était présent, cherchant la solution de son enquête en cours dans les statistiques des équipes de la Ligue nationale. – Courbet ? Salut. Courbet s’étendit en arrière sur son fauteuil, posa les talons sur son bureau et pencha la tête de côté d’un air narquois avant de répondre. Courbet savoura son effet avant de reprendre. Ainsi congédié, Robert Deu retourna lentement vers son bureau. Il y passa le reste de l’après-midi, feuilletant sans les voir les indices et rapports sur ses enquêtes en cours. Il ne cessait de penser à Jack’O, tentant sans succès aucun de l’imaginer capable d’un gros coup. Le lendemain, vers midi. Il se rendit et stationna dans la rue du grossiste, deux voitures derrière le véhicule de l’équipe de Courbet. Cette dernière, un couple d’Obélix surnommé « Hardy et Hardy, » étaient en train de déballer le pique-nique conséquent que leur arrêt au fast food du coin leur avait permis de composer. Les salades et les hamburgers s’entassaient sous le pare-brise et Robert qui distinguait Hardy (ou était-ce Hardy ?) en train d’y mettre la dernière main, disposant artistement ketchup, mayonnaise et moutarde autour des mets, se demanda ce qui se passerait s’ils devaient soudain démarrer sur les chapeaux de roues, convoqués ailleurs en urgence, pour quelque raison que ce soit. Amusante image… L’après-midi s’écoula, morne et lassant. Les Hardy somnolaient, les mains en coupe sur la bedaine, le chapeau tombant sur les yeux. Robert avait bien du mal à ne pas en faire autant. Comme il le craignait, Jack’O finit enfin par se montrer. Robert le détailla en gros plan, zoomant au maximum du puissant téléobjectif dont il s’était muni. C’était bien Jack’O, aussi rougeaud, rubicond, lourd et épais que d’habitude. Aucun nouvel indice de l’existence d’une vie intelligente derrière ce front bas et ces yeux bovins. Et pourtant deux enveloppes étaient échangées sur le pas de la porte. Jack’O repartait de sa démarche inimitable, démarche qui à elle seule faisait comprendre à tout spectateur que son auteur ne devait pas être aveuglé par des éclairs de génie. Robert prit le chemin du retour, s’arrêtant à la hauteur du véhicule des Hardy. Il leur fit un signe de main, auquels ils répondirent par un signe de victoire, la main gauche levée, index et majeur tendu formant un V. Puis Robert remarqua que leur main droite faisait le même geste, à ceci près que le poing en était tourné vers son Hardy respectif, et que l’index en était replié. Robert accéléra en baissant les yeux. Le jour suivant, il tenta sans succès d’obtenir une entrevue avec le commandant dirigeant les Stups. Excédé par ses tentatives répétées auprès de son secrétariat, la capitaine finit par prendre lui-même le combiné pour crier dans les oreilles de Deu qu’il n’avait rien à lui dire, que les Stups ne dépendaient pas de la Crim et qu’ils menaient leurs enquêtes comme bon leur semblaient, sans se préoccuper des imbéciles qui venaient leur annoncer sans l’ombre d’une preuve qu’ils se trompaient. Et pour faire bon poids, il ajouta : « de toute façon, votre client il a touché le Jackpot. Le Jack’O-pot. Demain, on l’embarque, il approche la limite. » Le soir même, il se rendit à l’hôpital où la mère de Jack’O se trouvait. Mais les horaires de visites étaient terminés, et ni sa plaque, ni ses menaces ni ses supplications ne vinrent à bout de l’inflexibilité d’une infimière-chef qui aurait mérité d’être gardienne de prison. Ou de but, pour les Canadiens. Vu sa largeur d’épaule, pas une rondelle ne serait passée… Robert fit le tour du lit, ouvrit le tiroir indiqué. Écartant un amas de cartes à jouer, élastiques et autres crayons à mine brisée, il fit apparaître tout un tas de petits sachets emplis de poudre blanche. Il en sortit un, l’ouvrit, y plongea un doigt qu’il suçota ensuite avec un air rêveur. Il venait de le refermer et de le remettre à sa place, dans sa dérisoire cachette, quand son téléphone cellulaire se mit à vibrer contre sa poitrine. S’excusant du regard auprès de la vieille, il répondit, écouta, pâlit. Refermant l’appareil en bredouillant quelques mots indistincts, il sortit précipitemment de la chambre. |