Robert Deu – Incertitude

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Incertitude

Robert Deu baissait la tête, attendant que l’orage soit passé pour risquer un regard au dessus de la ligne de flottaison de son glaçon. C’est que son chef s’en prenait aux accomodements – qu’il qualifiait de déraisonnables – que l’actuelle campagne de communication du gouvernement venait de lui imposer. Et Robert ne tenait pas à se montrer visible dans un pareil champ de tir, au risque d’être contraint de prendre position, ce qui était toujours risqué, vu l’incohérence hargneuse dudit supérieur. En ce moment même, ce dernier lancait une affirmation puis son contraire, accablant d’autant de reproches les immigrants que les fonctionnaires fédéraux, le tout en recouvrant d’un fin brouillard de postillons la vitre à laquelle il faisait face. Robert tenait son whisky avec précaution, s’efforçant d’éviter de faire tinter contre la paroi le glaçon qui y flottait. Ce whisky lui posait de multiples problèmes. Il n’était pas en mesure de déterminer ce qui serait le plus dangereux : le boire et le conserver intact à la main. Le boire, c’était s’exposer à l’ire de son chef pour oser consommer de l’alcool pendant les heures de travail. Nonobstant le fait que c’était ce même chef qui lui avait intimé l’ordre d’aller se servir dans le minibar qui occupait un coin du bureau directorial. Un ordre sec, incontournable. Indiscutable. Mais conserver sagement le liquide ambré sans y toucher, comme un don du ciel qu’on admire du regard, dont on hume par instant les vapeurs tourbées, mais qu’on respecte comme une relique sacrée, c’était à terme courir également le risque du courroux du chef, s’offusquant que l’on méprise son breuvage sans daigner y tremper les lèvres. Dilemme cornélien.

D’autant que Robert Deu détestait ce whisky.
Un grand single malt, pourtant. Directement issu d’une célèbre distillerie de l’île d’Islay, à l’Ouest de l’Écosse. Vieilli trente ans dans un fût de porto en chêne, dans l’atmosphère iodée de l’Atlantique. Terriblement dispendieux, aussi. Mais surtout avec un goût, un bouquet tellement typés que Robert en avait presque des nausées qu’il réprimait du mieux qu’il le pouvait. L’iode, la tourbe, ce n’était vraiment pas sa tasse de thé. On lui aurait parlé d’une bonne bière, là, tout aurait été différent…

La colère du chef, causée par le retrait – par la commission de contrôle – de son récent article de règlement intérieur commençait à s’apaiser. Cessant peu à peu de répéter que son interdiction du port – dans les bureaux – de tout couvre-chef à caractère ethnique ou religieux n’avait pour but que d’accroître la sécurité du public et des employés eux-mêmes, peut-être se rendit-il compte qu’en dehors du gardien du stationnement Sikh et d’une inspectrice musulmane qui portait le voile non pas par extrémisme religieux, mais bien plus dans un but de discrétion et d’efficacité lors de ses missions de renseignement parmi ses coreligionnaires, les seuls chapeaux que l’on risquait de trouver sur la tête du personnel étaient des casquettes de hockey, peu suceptibles de correspondre à la définition d’un signe de militantisme religieux. Quant à l’ethnicité de la chose… Même lui pouvait admettre que la communion nationale née de la possible participation d’un club de la Belle Province à la finale de la coupe Stanley était un facteur plus positif que dangereux.

Arrivant à bout de salive et d’arguments, le chef avala son whisky d’un trait, oubliant même le cérémonial de dégustation auquel il aimait tant se prêter : moues inspirées, gargouillis du liquide dans la bouche, tandis qu’on semble, les yeux mi-clos, porté par la magie du divin breuvage, distinguer, par la fente de ses yeux mi-clos, les paysages des landes d’Écosse…

« Allez, si vous n’avez pas fini votre verre, laissez-le ici et ne vous mettez pas en retard. Allez, Deu, circulez ! » lança-t-il tout à trac à Robert qui sauta sur l’occasion, s’y accrocha et la laissa l’entraîner vers la porte à vive – bien que servile et respectueuse – allure.

Dieu qu’il détestait ces convocations chez le chef, dont rien de bon jamais ne sortait. Ces convocations répétées, plusieurs fois dans une même journée. Tous les jours, toutes pareilles et pourtant source sans cesse renouvelée d’angoisses variées et inédites. Aujourd’hui, il s’en tirait plutôt bien : une simple perte de temps, sans autre incidence qu’ajouter un peu de retard à l’accomplissement d’objectifs déjà désespérément lointains. Parfois c’était plus grave : blâme, réprimande orale, voire écrite. Ou pire encore : se retrouver obliger d’appliquer une idée novatrice du chef en matière de technique d’investigation policière, ce qui ne manquait pas d’aggraver toute situation concernée. Oui, il avait de la chance, finalement. Même le « problème whisky » s’était résolu sans victime collatérale…

Une fois retourné à son bureau, Robert se remit à compulser un épais dossier que les stupéfiants lui avaient fait suivre le matin-même. Jack’O y était décrit comme un dangereux criminel, un trafiquant, voire un terroriste. De nombreuses preuves indirectes appuyaient ces affirmations, le plongeant dans un embarras toujours plus grand. Pas Jack’O, pas lui !

Jacques Lanester, dit Jack’O Lantern, dit Jack’O, par référence autant à son visage rond et rougeaud qu’aux chicots dépareillés qui lui tenaient lieu d’équipement dentaire. Une vraie face d’épouvantail, c’était indéniable. Mais de là à prendre pour argent comptant le dossier fourni par les stups, il y avait un monde. Jack’O, Robert Deu le connaissait depuis l’enfance. Une brave brute, un « pas fini » comme on dit. Musculature de brontosaure et cervelle à l’avenant, tout juste assez grosse pour lui permettre d’aller de sa tanière au dépanneur et retour sans qu’on lui fasse un plan. Et pourtant… Pourtant les rapprochements opérés étaient troublants. Les photos de Jack’O discutant avec un des responsables des Hell’s locaux, nettes et accusatrices. Le gros plan sur l’échange d’enveloppes ne laissait que peu de doutes, vu la spécialisation du comparse dans les affaires de stupéfiant. De la même manière, les compte-rendus de surveillance étaient formels quant aux visites fréquentes que Jack’O effectuait dans un garde-meuble connu par ailleurs pour stocker les livraisons de drogues en tous genres dont les Hell’s faisaient leur principal commerce. Mais Jack’O ? Cet idiot assez stupide pour avoir, l’année passée, décidé de régler un problème momentané de trésorerie en commettant un hold-up, muni d’un pistolet à eau, dans le restaurant faisant face aux locaux de la Police Métropolitaine ? Cette fois-là, il n’avait dû son salut qu’au fou-rire inextinguible qu’il avait déclenché, empêchant quiconque de se lever pour l’arrêter. Les yeux clignotant comme un feu de circulation, Jack’O avait balayé la clientèle du regard, s’attardant longuement avec un air d’incompréhension sur les nombreux porteurs d’uniformes en train de s’esclaffer, avant de partir en courant, déclenchant à cette occasion un redoublement des gémissements, exclamations et quasi-sanglots des policiers se tamponnant les yeux en se tenant les côtes. Non, vraiment, Pas Jack’O…

Robert avait beau se dire qu’il faut toujours se méfier des individus qu’on croit le mieux connaître, l’exemple récent de son ancien subordonné Marigny étant là pour le lui prouver, il devait s’avouer incapable d’imaginer Jack’O en criminel sérieux. C’était encore plus dur que de visualiser Georges W. jouant au cinéma le rôle d’un mathématicien génial ou le pape en train de faire du trapèze volant. Jack’O était capable d’arracher la sacoche d’une vieille, ou de taper sur la mauvaise personne, au mauvais moment. Mais l’accomplissement nécessaire des complexes réflexions requises par un crime « sérieux » rendait inconcevable la culpabilité de Jack’O. Inconcevable, impensable, incroyable, improbable, infaisable… Robert s’abîma quelques instant dans son mantra de répétitions, avant de se lever brusquement et de quitter son bureau. Il fallait qu’il en parle de vive voix avec les auteurs de ce rapport : direction la division de la lutte contre les stupéfiants.

Il traversa le long bâtiment, montant et descendant les escaliers que les décennies avaient usés jusqu’à y faire disparaître tout souvenir de peinture ou de vernis, pour finalement arriver, sous les combles, au bureau du capitaine Courbet. Par chance, ce dernier était présent, cherchant la solution de son enquête en cours dans les statistiques des équipes de la Ligue nationale.

– Courbet ? Salut.
– Salut. T’es ?…
– Deu. Robert Deu. Criminelle.
– Ah… On se connaît ?
– Bof, de vue.
– Ah. ‘Scuse-moi, mais là, tu vois… Je suis un peu débordé…
– Oh ! T’inquiète, je ne serai pas long. C’est à propos de ce dossier que vous nous avez transmis pour information. Jack’O.
– Ah… Et qu’est-ce que tu veux savoir de plus ?
– Ben… C’est à dire que Jack’O, je le connais depuis longtemps. Très longtemps. Je dirais « personnellement, » s’il ne lui manquait pas certaines choses pour pouvoir être qualifié de « personne. » Genre des neurones. Et justement, Jack’O capable de participer à une affaire d’envergure pour faire autre chose que sortir les poubelles, c’est tout bonnement inconcevable. Pour parler vulgairement, « Il est tellement con qu’il lui faut un plan pour trouver son cul. »

Courbet s’étendit en arrière sur son fauteuil, posa les talons sur son bureau et pencha la tête de côté d’un air narquois avant de répondre.
– Écoute, Deu, j’ai rien contre toi, mais je vais t’expliquer ma façon d’être policier, d’accord ? Moi, contrairement à ce que tu laisses entendre, je trouve que le fait que tu connaisses le suspect, c’est pas un avantage. Et que moi qui, au contraire, n’en ait jusque-là entendu parler « ni des lèvres ni des dents », ça me permet de me concentrer sur ma job. Sur les faits. T’as senti, là ? « faits », ben c’était souligné.
– Oui… je… je ne suis pas aveuglé par…
– Ta, ta, ta, arrête-moi ça. Psychologie 101, tu te rappelles pas ? Y’a même des règlements déontologique censé être suivis pour éviter les conflits d’intérêt. Mais écoute, plutôt. Moi quand j’ai que les faits, je les regarde bien. Neutre. Et plus évident que la culpabilité de ton Jack’O, tu meurs ! Non ! Dit rien et écoute !

Courbet savoura son effet avant de reprendre.
– Numéro uno, est-ce que le suspect est connu de nos services, et le cas échéant, pourquoi ?
– Oui… Voies de fait…
– Mouais. Mettons qu’on qualifie ça de même. Mais avec un poil de malchance, ça aurait pu virer homicide involontaire à plusieurs reprises. Un dangereux, ton client !
– Non ! Il n’est pas dangereux ! S’il te tombe dessus par surprise, ça sera d’abord pour lui, la surprise. Un mot comme embuscade est trop long pour qu’il arrive à le mémoriser !
– Peut-être. Moi, ce que je vois, c’est un gros bras qui tape dur. Point un. Pour le point deux, on n’a pas été le chercher. C’est lui qui est entré tout seul dans le champ de la caméra. On planquait pour tenter de se faire un rafraîchissement des banques d’images dans le petit monde du commerce de la dope. Et c’est lui qui a commencé à venir tellement souvent qu’à un moment on s’est dit qu’on devait confondre et que ce devait être le laitier.
– Très drôle ! Mais ça n’ôte rien au fait que…
– …Au fait que c’est peut-être plutôt le blanchisseur que le laitier, mais que frapper une fois par jour à la porte de ce supermarché de la défonce, c’est rarement révélateur d’une vie rangée du bon côté, tu crois pas ?
– …
– Et comme si ça ne suffisait pas, on remarque plusieurs attaques de pharmacie dans le secteur, toutes peu ou prou sur le trajet entre le supermarché cité plus haut et le domicile du suspect. Pas de témoins, comme d’habitude, mais un point commun : le ou les cambrioleurs ne sont pas regardant, ils embarquent aussi bien les comprimés contre la migraine que les préparations anti-hémorroïdes. Dans le tas il y avait peut-être quelques toxiques, du genre calmant forts à base d’opiacés, mais ça devait être par hasard. Ton gars n’est pas un cerveau ? Ça fait jamais qu’un indice de plus qui concorde. Mais je me dis que si, en plus de fricoter quotidiennement avec les frères Machinski, il en est au point de semer la pagaille dans les pharmacies, c’est que le client pète sa coche et qu’il vaut mieux tirer d’abord et regarder après. D’où la conclusion de ma petite étude de cas. J’avais pas l’intention d’en distribuer des copies, mais c’est la dernière lubie du patron, les « échanges impromptus coordonnés. » Bullshit…
– Écoute, j’y suis pour rien non plus, et je ne viens pas là pour t’emmerder ou te critiquer, mais je connais VRAIMENT Jack’O, et je te jure que tes conclusions sont complètement à côté de la plaque. Tu…
– Ben tu manques pas d’aplomb mon salaud ! Tu dis que t’es pas là pour me critiquer, et dans la foulée tu me balances que mon travail, c’est de la merde ! Mais pour qui tu te prends ?
– Non ! Non, c’est pas ça, c’est juste que…
– C’est juste que pour je ne sais trop quelle raison, tu veux couvrir ton vieux chum, c’est ça ? Ben je vais te donner le point numéro 3, en prime. On a aussi demandé des vérifications bancaires. Ben figure-toi que ton Jack’O voit cinq mille dollars arriver puis repartir de son compte toutes les semaines. Et tu sais d’où ils proviennent ? Des placements bancaires de sa vieille maman, qui est hospitalisée. C’est pas un bon fiston, ça, qui allège les économies de sa maman alors qu’elle n’a pas encore fini de grimper dans son cercueil ?
– Il fraude ?
– Non, c’est tout ce qu’il y a de plus légal. Il a une procuration sur les comptes, on n’a rien à dire. On a envoyé une assistante sociale demander à la mère, mais elle a failli se faire fracasser la tête par une carafe. La vieille vaut pas mieux que son fils. Toute mourante qu’elle est, elle est peut-être dans le trafic, elle aussi. Quoiqu’il en soit, avoue que ça fait un peu trop de coïncidences, non ? Alors, au lieu de ramener ta science et ta sale gueule ici pour me dire que mes conclusions sont « complètement à côté de la plaque, » regarde les pros travailler sans déranger, et retourne t’occuper de tes affaires. Ton gars il n’a peut-être pas inventé l’eau tiède, mais il présente toutes les bonnes raisons du monde pour qu’on lui propose tôt ou tard une thérapie par la parole, au frais, chez nous. Et on ira le cueillir avec de l’artillerie, parce que vu son dossier, on va certainement pas prendre la moindre chance. Chui assez clair ?
– Oui, oui… Et… Excuse-moi encore, je me suis mal exprimé. Mais j’ai tellement de mal à croire…
– Ben moi je « crois » pas. Je travaille. Salut.

Ainsi congédié, Robert Deu retourna lentement vers son bureau. Il y passa le reste de l’après-midi, feuilletant sans les voir les indices et rapports sur ses enquêtes en cours. Il ne cessait de penser à Jack’O, tentant sans succès aucun de l’imaginer capable d’un gros coup.

Le lendemain, vers midi. Il se rendit et stationna dans la rue du grossiste, deux voitures derrière le véhicule de l’équipe de Courbet. Cette dernière, un couple d’Obélix surnommé « Hardy et Hardy, » étaient en train de déballer le pique-nique conséquent que leur arrêt au fast food du coin leur avait permis de composer. Les salades et les hamburgers s’entassaient sous le pare-brise et Robert qui distinguait Hardy (ou était-ce Hardy ?) en train d’y mettre la dernière main, disposant artistement ketchup, mayonnaise et moutarde autour des mets, se demanda ce qui se passerait s’ils devaient soudain démarrer sur les chapeaux de roues, convoqués ailleurs en urgence, pour quelque raison que ce soit. Amusante image…

L’après-midi s’écoula, morne et lassant. Les Hardy somnolaient, les mains en coupe sur la bedaine, le chapeau tombant sur les yeux. Robert avait bien du mal à ne pas en faire autant. Comme il le craignait, Jack’O finit enfin par se montrer. Robert le détailla en gros plan, zoomant au maximum du puissant téléobjectif dont il s’était muni. C’était bien Jack’O, aussi rougeaud, rubicond, lourd et épais que d’habitude. Aucun nouvel indice de l’existence d’une vie intelligente derrière ce front bas et ces yeux bovins. Et pourtant deux enveloppes étaient échangées sur le pas de la porte. Jack’O repartait de sa démarche inimitable, démarche qui à elle seule faisait comprendre à tout spectateur que son auteur ne devait pas être aveuglé par des éclairs de génie. Robert prit le chemin du retour, s’arrêtant à la hauteur du véhicule des Hardy. Il leur fit un signe de main, auquels ils répondirent par un signe de victoire, la main gauche levée, index et majeur tendu formant un V. Puis Robert remarqua que leur main droite faisait le même geste, à ceci près que le poing en était tourné vers son Hardy respectif, et que l’index en était replié. Robert accéléra en baissant les yeux.

Le jour suivant, il tenta sans succès d’obtenir une entrevue avec le commandant dirigeant les Stups. Excédé par ses tentatives répétées auprès de son secrétariat, la capitaine finit par prendre lui-même le combiné pour crier dans les oreilles de Deu qu’il n’avait rien à lui dire, que les Stups ne dépendaient pas de la Crim et qu’ils menaient leurs enquêtes comme bon leur semblaient, sans se préoccuper des imbéciles qui venaient leur annoncer sans l’ombre d’une preuve qu’ils se trompaient. Et pour faire bon poids, il ajouta : « de toute façon, votre client il a touché le Jackpot. Le Jack’O-pot. Demain, on l’embarque, il approche la limite. »
– La limite ? a répondu Robert, sans comprendre.
– Cinquante mille dollars de bizness. Ça fait un compte plutôt rond, non ?
Et là-dessus, il raccrocha. Robert regarda longtemps le combiné, comme un serpent venimeux qui lui aurait craché dans l’oreille.

Le soir même, il se rendit à l’hôpital où la mère de Jack’O se trouvait. Mais les horaires de visites étaient terminés, et ni sa plaque, ni ses menaces ni ses supplications ne vinrent à bout de l’inflexibilité d’une infimière-chef qui aurait mérité d’être gardienne de prison. Ou de but, pour les Canadiens. Vu sa largeur d’épaule, pas une rondelle ne serait passée…
Vaincu, Robert regagna son domicile où il passa une soirée morose suivie par une nuit agitée. Quand le soleil vint frapper de plein fouet le canapé où il était avachi, il se réveilla, se leva et parti aussitôt pour l’hôpital, sans même prendre la peine de se doucher. L’infirmière de service était aussi accueillante que sa devancière, à peine moins large d’épaule. Robert dû patienter encore dix minutes, attendant le début officiel de l’heure des visites. Libéré par un signe de l’index du cerbère, il se précipita vers l’ascenseur. La suite fut longue et difficile. Semée d’embûches et de chausse-trapes qu’il dût habilement négocier. La citadelle à prendre – la mère de Jack’O – il la connaissait elle aussi depuis longtemps. Et il eut une pensée émue pour la pauvre assistante sociale envoyée si près de l’œil du cyclone sans avertissement. Sa connaissance du terrain lui permit de contourner les pièges, d’amadouer la vieille qui – pour mourante qu’elle était – n’en conservait pas moins une redoutable vivacité, prête à lancer tout objet – contondant ou non – qui lui tombait sous la main, à la tête de quiconque lui déplaisant par ses paroles, son comportement ou même tout simplement son apparence. Un caractère de cochon. De vieux cochon, à manipuler avec autant de soin que de la nitroglycérine. Ne mégottant pas sur les travaux d’approche, veûle à souhait, acquiescant aux moindres paroles du vieux dragon, Robert finit par la mettre en confiance. Les souvenirs d’enfance de Jack’O enfin la firent fondre, et toute réticence envolée, elle se confia. Elle expliqua à Robert combien son fils était parfait. Attentionné avec sa vieille mère, prêt à tout pour adoucir ses derniers jours. Enfin, la confidence tant attendue arriva. La vieille lui fournit dans le détail les éléments qui éclairaient enfin l’affaire. Il ne s’était pas trompé. Elle conclut en lui disant : « Mais de toute façon, je ne la prend pas. Ça ne changera rien à mes affaires, et si j’ai tenu sans, avant, je tiendrai sans, maintenant. Tenez, regardez au fond du tiroir… »

Robert fit le tour du lit, ouvrit le tiroir indiqué. Écartant un amas de cartes à jouer, élastiques et autres crayons à mine brisée, il fit apparaître tout un tas de petits sachets emplis de poudre blanche. Il en sortit un, l’ouvrit, y plongea un doigt qu’il suçota ensuite avec un air rêveur. Il venait de le refermer et de le remettre à sa place, dans sa dérisoire cachette, quand son téléphone cellulaire se mit à vibrer contre sa poitrine. S’excusant du regard auprès de la vieille, il répondit, écouta, pâlit. Refermant l’appareil en bredouillant quelques mots indistincts, il sortit précipitemment de la chambre.
Arrivé dans la ruelle du grossiste, il fut accueilli par Courbet qui lui fit un passage sous les rubans jaunes, entre les véhicules de Police, garés en épi de part et d’autre de la rue, tous gyrophares clignotants. Courbet attendit qu’il descende de voiture, puis se mit à lui crier dessus, se défoulant de la rancœur et du dégoût dont il venait de faire ample provision.
– C’est quoi ce bordel ! On l’a serré, le Jack’O, mais en douceur, sans démonstration de force, quoi.
– Et il a tiré ?
– Ouais. Enfin presque.
Ils étaient arrivés près de l’entrée du grossiste en stupéfiants, dont la porte fracassée gisait sur le trottoir. Allongé sur le dos près de la porte, une couverture lui cachant le visage, Jack’O ressemblait à un pantin grotesque, difforme. Sans se préoccuper de la sauvegarde des pièces à conviction, Deu donna un léger coup de pied dans le canon du pistolet à eau que Jack’O tenait toujours serré dans sa main.
– C’est avec ça qu’il vous a attaqué ?
– Ouais ! Et alors ? Tu sais comme-moi qu’avec des clients pareils t’attend pas de voir la marque et le modèle du flingue pour riposter.
– Ouais, je sais… Et l’autre ?
– Oh, lui il n’a rien. Dès que ça a tiré il s’est jeté à plat-ventre. Il n’a même pas essayé de se barrer. Mais…
– Mais ?
– Ben on n’a rien contre lui. C’est quoi ces conneries, Deu ? C’est quoi cet abruti qui vient balancer cinquante mille dollars pour de la poudre… Tu sais ce que c’est, sa poudre ?
– Oui. De la farine. D’épautre.
– D’é… Mais comment tu sais ça ?
– Parce que j’achète la même. Mais nettement moins chère. Faut dire que moi, je l’achète en supermarché et en grosse quantité, pas au gramme. Un kilo à la fois, quoi…
– Tu te fous de ma gueule ?
– Non, même pas, a soupiré Robert tout en faisant demi-tour.
– Mais c’est quoi cette connerie ? Tu vas m’expliquer, à la fin ?
– Ce que c’est ? Mais juste un pauvre idiot congénital, qui faisait tout ce qu’il pouvait pour tenter de sauver sa mère, qui est en phase terminal de son cancer. Il venait ici pour lui acheter un médicament miracle, expérimental. C’est pour ça qu’il acceptait de payer si cher. Je t’avais dit. Pas méchant, mais con. Très con. Et tu sais pas le mieux ? C’est que sa mère ne le prenait même pas, le médicament en question…
– … complètement taré… lâcha Courbet.
Puis, regardant Deu d’un air mauvais, il ajouta :
– En tout cas, je vais te faire une place de premier choix sur mon rapport, pour nous avoir sciement caché des éléments cruciaux pour notre enquête. Et en dépit des excellentes initiatives de notre cher chef qui, par ses « échanges impromptus coordonnés » aurait dû justement permettre d’éviter cette… bavure. Je te préviens.
Robert ne tenta même pas de répondre. Il attendrait le rapport de Courbet. Et le blâme qui suivrait, c’était certain. Il fit demi-tour et s’en retourna vers son bureau, méditer sur l’ingratitude humaine.

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