Robert Deu – Comme sur des roulettes

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Comme sur des roulettes

Robert Deu n’en croyait pas ses oreilles :

–         La maison Saint Gabriel !

–         Oui. Ça vous pose un problème ?

–         Non, mais…

–         Mais ?

–         Eh bien… Êtes-vous sûr qu’il y a matière à enquête criminelle ?

–         On a un mort et un suspect qui a passé des aveux, non ?

–         Oui…

Devant le regard glacial de son directeur, Robert comprit qu’il était inutile de faire remarquer que le mort – la morte, en l’occurrence – était agée de quatre-vint-cinq ans, gâteuse au dernier degré, que les médecins lui donnaient tout au plus six mois de sursis. Inutile de mentionner qu’elle était seulement la troisième de la semaine dans cet établissement. Et que c’était parfaitement normal, vu que la maison Saint Gabriel était un centre de soin palliatif pour grands aînés arrivés au bout de leur rôle dans le long scénario de la vie. Inutile enfin de préciser que le « suspect ayant passé des aveux » avait soixante-dix-huit ans, une solide réputation de mythomane et se déplaçait en chaise roulante. En gros, il ne valait guère mieux que sa « victime, » à ceci près qu’elle avait cessé définitivement de parler il y a de cela six mois, ne bredouillant plus que des syllabes sans lien ni signification. Tandis que lui continuait de polluer les oreilles de ses voisins avec des déclarations ayant parfois – quoique rarement – l’apparence du bon sens. En résumé : un vieux en chaise roulante, ayant perdu la boule, s’accuse contre toute évidence physique d’avoir assassiné une compagne d’infortune en la pendant haut et court. Enfin… pas si haut que ça. Une brillante enquête qui s’annonçait-là…

Avec un soupir qui semblait plus long que l’errance des hébreux aux portes de la terre promise, il ramassa le dossier et ressortit du bureau directorial. Direction : une passionnante enquête à l’hospice Saint Gabriel. Le crime du siècle ! Plus la peine de se demander sous quelle forme se présenterait la punition infligée pour la malheureuse affaire Jack’O[1] : elle venait de lui être signifiée. Voilà ce qu’il en coûtait que d’avoir raison, contre ses collègues. Oh, bien sûr, ils ne l’avaient pas crû. Ils avaient ignoré ses mises en gardes. Mais cela ne les empêchait pas de le rendre responsable de leur ratage, de leur bavure. À la fois trop doux et trop déprimé de nature pour envisager la bataille inter-service qu’il aurait fallu déclencher pour remettre le bon droit et les faits à leur vraie place, Robert avait laissé faire. Et en supportait maintenant le résultat : même son directeur, qui aurait pourtant dû se réjouir de la bourde de Courbet, l’inspecteur divisionnaire des stupéfiants (car c’est bien connu, la criminelle et les stupéfiants ne peuvent pas se supporter, c’est génétique) même son chef participait à la curée. À la mise à mort symbolique du bouc émissaire. Envoyé en enfer, le Robert – à moins qu’il ne s’agisse-là que du purgatoire ?

Robert n’avait plus qu’à se plier à l’humiliation, à la punition, à la dégradation : envoyer un policier nanti de vingt ans d’expérience perdre son temps à écouter les divagations de vieillards séniles, tout juste bons à baver sur leur gilet en radotant encore et toujours le même souvenir lointain. Il se dit que si le « suspect » avait bien commis un meurtre, cela avait dû se passer pendant la deuxième guerre mondiale… Le genre « d’enquête » que l’on donne à un nouveau, au titre des brimades connues sous le nom de « phase d’intégration », « période d’initiation » ou « bizutage », dépendemment de la franchise de celui qui le dit.

Une relecture complète du dossier ne lui apporta rien de plus que ce qu’il avait déjà supposé : un vide aussi abyssal que la mémoire des pensionnaires de l’endroit. Mais quand faut y aller…

Alors, Robert y alla.

—-

Accueilli dès l’entrée par l’odeur recuite de l’urine et de la sueur, il subit avec patience le regard narquois de l’infirmière-chef, qui l’avait accueilli dans son bureau et répondait avec une bonne grâce amusée à ses questions routinières. Visiblement, elle avait le même point du vue sur cette affaire que lui-même, ce qui n’était pas pour le consoler. Refusant cependant de chercher une épaule compatissante chez le personnel médical (dont d’ailleurs rien ne prouvait qu’il était disposé à jouer ce rôle), Robert prit un soin extrême à bien faire comprendre qu’il agirait avec un respect scrupuleux des règlements – autant ceux en vigueur dans l’établissement que ceux commandant une enquête criminelle – sans se laisser perturber le moins du monde par l’apparente stupidité de toute la démarche. Fonctionnaire obéissant il serait l’archétype du serviteur, sans états d’âme, de l’État. À moins qu’il ne soit l’archétype du serviteur d’un État sans âme…

Après avoir complété ou vérifié ses informations sur les derniers décès, sur les antécédents des victimes et enfin sur ceux du « suspect », il rendit enfin visite à ce dernier.

Zotique Lesueur l’attendait de pied ferme – de roue ferme ? – installé près de la fenêtre de sa minuscule chambre.

–         Excusez-moi, euh… Inspecteur ? Commissaire ? Quel est votre titre, votre grade ? Hein ? Comment voulez-vous que je vous appelle ?

–         Oh… C’est sans importance, répondit Robert. Monsieur ? Ou ne m’appelez pas, c’est encore plus simple.

–         Comme vous voulez. Excusez-moi de vous recevoir dans mon humble chambrette, mes fonds de pension ne me permettent hélas pas de disposer d’un espace plus conséquent…

Lesueur regardait Deu d’un air amusé, comme un gamin qui se demande quel bon tour il va pouvoir jouer à l’adulte pataud qu’il affronte. Un air amusé et matois à la fois. Passée la première impression, on se disait que le gamin en question avait un sacré kilométrage au compteur et qu’il devait en connaître un bon bout  en matière de queue de poisson et autres dérapages contrôlés.

–         Alors c’est vous qui venez m’arrêter ?

–         Vous arrêter ? Grand Dieu non, vous interroger, tout au plus.

–         Pourquoi ? On n’arrête plus les assassins, maintenant ? J’ai raté la nouvelle au journal TV ?

–         Monsieur Lesueur…

–         Oui ?

–         Pourquoi avez-vous fait ces aveux ?

Un long moment s’écoula sans qu’aucun des deux ne prononce un mot. Ils se défiaient du regard et à cet instant Robert eût l’absolue certitude que Zotique Lesueur était tout sauf gâteux. Paraplégique, âgé, c’est sûr. Original, excentrique, sans doute. Mais gâteux, certainement pas. Lesueur finit par détourner le regard et le laisser errer, à travers la fenêtre, sur les branches des arbres environnants.

–         Pourquoi ? Eh bien… Voilà une question qui peut appeler bien des réponses. Disons… Parce que c’était la chose à faire. Parce que je ne supportais plus de me taire. Pour mettre un peu d’animation dans ce mouroir. Pour avoir le plaisir de votre visite. Pour m’amuser. Par honte. Faites votre choix !

–         Honte ? Honte de quoi ?

–         D’avoir assassiné une vieille amie. Ça ne vous ferait pas honte, à vous, si vous faisiez la même chose ?

–         Euh… Je ne me suis jamais posé la question. Et puis je n’ai pas de vieilles amies. Et c’est moi qui suis supposé vous questionner.

–         Supposé, vous l’avez dit.

À nouveau un temps de défi, d’affrontement de regards. Mais à l’issue de la joute, c’est Robert Deu qui regarda ailleurs. Il regarda les murs qui avaient dû être bleu clair mais n’étaient plus que bleu sale. La fenêtre au coin gauche piqueté de moisissures. Les rideaux de tulle effilochés et le poste de TV poussiéreux, une antenne d’intérieur posée de guinguois entre l’arrière du poste et le mur.

–         Monsieur Lesueur…

–         Vous pouvez m’appeler Zotique.

Robert poussa un soupir exagéré. Puis il reprit en accentuant le prénom :

–         Monsieur Zotique Lesueur ?

–         Ou… Oui ?

–         Pourquoi faites vous ça ? Vraiment ?

–         Vraiment ?

–         S’il vous plaît.

–         Hé bien… Probablement parce que c’est la vérité et que la vérité finit toujours par sortir du puit.

Les épaules aussi basses que le moral, Robert s’avança vers Lesueur. Rien de menaçant dans son attitude et l’air narquois de Lesueur ne se modifia pas d’un iota.

–         Alors racontez-moi. À moi seul. En oubliant les dépositions officielles

–         Pour que vous me traitiez de vieux gâteux mythomane,vous aussi ? Ça me rapporterait autre chose ?

–         Je n’ai pas pour habitude de traiter les gens de la sorte. Je… On me trouve même parfois exagérément respectueux. Je déteste les abus de pouvoir, termina Robert, dans un murmure.

Lesueur l’inspecta en détail, de la tête aux pieds. On voyait à sa façon de faire qu’il ne se contentait pas de jouer l’examen, mais qu’il était bel et bien en train de le pratiquer et d’une manière très professionnelle. Comme un physionomiste qui mémorise et contrôle les points d’identification d’un individu avant de décider de son sort. Quelle qu’aie été la profession de Lesueur dans le passé, il avait su observer ses semblables et le savait toujours. Saisi par cette révélation, Robert Deu resta immobile un long moment. Enfin, comme un soldat qui dépose sa dernière arme au sol, garde tournée vers son vainqueur, il ajouta : « S’il vous plaît. »

Lesueur se tourna vers la fenêtre et rit doucement.

–         Amélia aurait apprécié l’ironie de la situation. Enfin j’espère.

–         C’est… la morte ?

–         Oui. La dernière.

–         Parce qu’il y en a eu d’autres ?

–         Bien sûr. Pour qui me prenez-vous ? Un impulsif ?

–         Non ?

–         J’aurai pu me vexer de l’interrogation que je viens de sentir dans votre réponse… Mais au bout de toutes ces années, j’ai au moins appris à me contrôler. Non Monsieur le policier, je ne suis pas un impulsif. Au contraire. Et si j’ai assassiné Amélia, c’est parce qu’elle me l’avait demandé.

–         …

Les deux hommes restèrent silencieux, regardant le même arbre tordu, le plus proche de la fenêtre. Lesueur reprit.

–         Amélia et moi, on a été bons amis, dans le temps. Très bons amis.

–         Vous voulez dire : « Amants » ?

–         Hé bien… Si vous ne laissez à ce mot que sa connotation sexuelle, oui. On peut dire ça. De sacrés amants. Si je vous racontais ce qu’on a fait et où on l’a fait…

Robert ne put s’empêcher de sourire.

–         Vous trouvez ça amusant ? demanda Lesueur, une pointe d’acrimonie dans la voix.

–         Non, Monsieur Lesueur. Je souris à cause d’un souvenir personnel.

–         De vous être envoyé en l’air dans un endroit peu commun ?

–         Non, pas vraiment. En fait je pensais à l’époque où nous allions rendre visite à ma grand-mère, dans la maison de retraite où elle vivait.

–         Et ?…

–         …et où ma mère passait toujours un quart d’heure à me sermonner de n’approcher d’aucun des vieux (elle ne prenait même pas la peine de dire « personne âgée »), parce que « on ne sait jamais ce qu’ils ont fait et où ils ont mis les mains. » Je l’entends encore me chuchoter dans l’oreille « À cet âge là, c’est tous des pervers.» Sans m’avoir jamais expliqué ce qu’était un pervers, d’ailleurs…

–         Amusant. Je donne raison à votre mère, c’est ça ?

–         En quelque sorte. Et Amélia ?…

–         Eh bien, elle savait qu’elle perdait la boule. Elle avait encore des lueurs, par moment. Et la semaine passée, quand je suis passé la voir, un matin, elle a murmuré « fais-moi jouir une dernière fois, Zotique. »

–         Ah… Syndrome de Tourette ?

–         Vous pensez ! Elle ne parlait plus depuis six mois ! Non, dernier éclat de lucidité. Alors je me suis contenté de lui obéir.

–         En l’assassinant ?

Lesueur poussa un soupir fatigué.

–         Bien sûr. Vous n’avez jamais entendu parler de l’usage érotique de l’asphyxie ?

–         Euh… Oui, mais…

–         Mais je n’ai pas pu la pendre ? C’est ça ? Ah, vous êtes bien tous les mêmes, hein ! À peine sorti de l’école on en oublie les leçons et après on s’étonne que le monde paraisse compliqué…

–         Pardon ?

–         Laissez-moi, maintenant, Monsieur le policier. Sauf si vous m’arrêtez. Ce n’est pas le cas ? Alors faites-moi de l’air. Allez réviser vos leçons.

–         Mes leçons ?

–         Oui. Les classiques. Commencez donc par les classiques grecs. Disons… Platon, Diogène. Archimède…

–         Archi…

–         …Suffit ! Laissez-moi.

Là-dessus, Lesueur se rencoigna dans son fauteuil et ne dit plus un mot. Robert Deu capitula et sortit. Il prit la direction des locaux administratifs et se fit communiquer – à grand-peine – les dossiers des décès enregistrés lors des six derniers mois. Puis, usant de ses prérogatives de policier, prit la direction de la sortie en ignorant les cris d’orfraie de la documentaliste. « J’en prendrai soin, n’ayez pas peur ! » lui lança-t-il par dessus son épaule, en atteignant la porte d’entrée. La documentaliste s’arrêta dans ses lamentations sur un « Je vais appeler… » se rendant subitement compte que le « …la Police » qui allait suivre était pour le moins inadéquat. Le flottement qui s’en suivit permit à Robert de disparaître de sa vue. L’air tout à la fois outragée et impuissante, la reine locale de l’archivage fit demi-tour et regagna son antre et ses chères armoires de classement.

De retour à son bureau, Robert compulsa avec application la pile de dossiers dérobés. Rien de bien passionnant, d’ailleurs. La longue litanie de la dégénérescence et des troubles qui y sont associés. Une seule chose retint sont attention : les heures de décès. Il s’était attendu à les trouver principalement en fin de nuit, au petit matin. S’agissait-il d’une légende ? La mort qui vient prendre le vieillard aux premières lueurs de l’aube, quand il cesse de lutter après avoir revu la lumière, une toute dernière fois… Dans ces dossiers, la camarde semblait bien moins ponctuelle. Tantôt à l’aube, tantôt en pleine nuit, voire en début d’après-midi pour certaines femmes… Tiens, non, ce n’était pas vraiment exact. Repassant toute la pile en revue, Robert remarqua que les hommes mourraient la nuit et le matin, les femmes – à une exception près – étaient toutes décédées entre 13h30 et 15h30. Curieux sexisme… L’exception ne pouvait pas vraiment être comptée dans les « morts de vieillesse », pas directement en tout cas, vu que sa victime était tombée de sa fenêtre lors d’une crise de somnambulisme nocturne. Quant aux autres… Robert se frotta le menton pensivement, pendant de longues minutes. Il finit par décrocher son téléphone et appela Knowles, un inspecteur de mœurs réputé pour sa culture encyclopédique et la bonne volonté avec laquelle il la mettait à la disposition de ses collègues.

–         Knowles ? C’est Deu, Robert Deu.

–         Deu… Criminelle ? lui répondit Knowles, de sa voix distinguée dans laquelle flottait, comme une écume légère, un imperceptible accent britannique.

–         Oui, c’est ça, la Crim. Dis-moi, je pourrais te demander deux trois tuyaux ?

–         Vas-y.

–         Platon, ça te dit quoi ? La première idée ?

–         Hé bien… Je dirais le mythe de la caverne.

–         La caverne ? Un rapport avec les Beatles[2] ?

–         Ah ! T’es un comique, toi. Non, la pop-musique anglaise, tu sais, au Ve siècle avant Jésus-Christ… Well, si tu as oublié tes cours de philosophie, en quelques mots c’est l’idée que l’homme ne voit de la réalité que son apparence, comme des ombres portées par un feu sur le mur d’une caverne. Tu y es ?

–         Oui, ça me revient. Et Diogène ?

–         « Je cherche un homme » ? Le philosophe provocateur qui vit dans un tonneau, se déplace tout nu avec une lanterne en plein jour… Autre chose ?

–         …Mouais. Archimède ? Je veux dire à part le principe : « si tu remplis trop ta baignoire, elle débordera quand tu te jetteras à l’eau… »

–         Wow. Archimède c’est plus dur de résumer. On lui attribue tellement…

–         Comme ?

–         Hé bien les leviers, le calcul de Pi, la vis sans fin. L’incendie de la flotte romaine avec des miroirs. Les palans à poulie mobile. Le…

–         Attends ! C’est quoi ça ? Tes poulies mobiles ?

–         Démultiplication de la force par l’usage de poulies. Au lieu d’accrocher une corde fixe et de tirer un bateau d’une tonne sur dix mètres, tu fixes un palan à un arbre et au bateau et – par exemple – si ta corde fait deux allers-retours sur le palan, tu tireras quarante mètres de corde pour faire avancer ton bateau des mêmes dix mètres, mais la force nécessaire ne sera que de deux cent cinquante kilos. Tu comprends ?

–         Je crois, oui…

–         Ça t’aide ?

–         Je ne sais pas. Faut que j’y réfléchisse.

–         Je peux te poser une question à mon tour ?

–         Bien sûr !

–         Pourquoi t’intéresses-tu soudain aux philosophes et aux penseurs grecs ? Tu as le projet de reprendre des études ?

–         Non. En fait, c’est… C’est un défi que quelqu’un m’a lancé. Je t’expliquerai, à l’occasion. Bien, merci de ton aide.

–         Ça m’a fait plaisir.

Robert avait passé son coup de téléphone sans vraiment y réfléchir, mais se retrouvait maintenant avec l’étrange sentiment qu’il avait accompli la chose à faire. La première étape. Répondre au défi de Lesueur, parce que défi il y avait, il en était maintenant persuadé.

Reprenons les faits. Un décès un peu étrange, un vieillard qui s’en accuse mais que l’on écarte avec fermeté en le priant d’aller phantasmer et radoter ailleurs. Et cette étrange conversation, clôturée par cette invitation à la redécouverte des classiques grecs. Si Robert saisissait bien le message, Lesueur lui disait de ne pas se fier aux apparences. De regarder au-delà des ombres, pour y « chercher son homme ». À moins qu’il ne soit moqué de lui en le peignant nu, sa lanterne à la main ? Et pour le reste… Une vis sans fin ? Un palan ? Un miroir ? Robert décida de revenir au dernier décès, celui ayant déclenché cette enquête. Une pendaison jugée surprenante comme technique de suicide, au vu de l’apparence et du comportement de légume de la victime depuis de long mois. Et un coupable qui – de toute apparence – aurait eu bien du mal à effectuer le crime qu’il avouait. Quant à cette histoire de strangulation érotique, bien sûr Robert en avait entendu parler. Mais être capable d’imaginer des vieillards à-demi séniles s’y livrant représentait un pas de géant qu’il avait du mal à franchir. Le soir venu, il ne l’avait toujours pas fait.

—-

Pour autant, dès le lendemain matin, Robert Deu retourna à la maison Saint Gabriel un peu avant dix heures. Lesueur l’attendait dans le hall d’entrée, un grand sourire sur les lèvres.

–         Déjà ! Vous me faites plaisir !

–         Vous m’attendiez ?

–         Disons plutôt que je vous espérais. Mais pas si vite !

–         Je peux vous poser quelques questions ?

–         Bien sûr.

Lesueur fit demi-tour et emprunta le couloir, se dirigeant vers sa chambre sans même s’assurer que Deu le suivait.  Une fois ce dernier entré Lesueur, qui avait attendu à côté de la porte, referma celle-ci et interrogea Deu du regard et de la voix.

–         Alors ?

–         Eh bien… Je me demandais… Quel est votre emploi du temps ? Votre journée-type, vous faites quoi ?

–         Je m’emmerde.

–         Oh !… Je voulais dire…

–         J’ai très bien compris ce que vous vouliez dire ! Excusez ma réponse, ça m’a échappé. La journée standard ? Du réveil en fanfare à sept heures jusqu’au couvre-feu de vingt et une heure trente ? Hé bien disons qu’elle se compose d’attente, de patience, d’observations et de très rares contacts humains. Déjeuner à 7h15, soins de 7h45 à 10h00. Après dix heures, quartier libre. Enfin, semi-libre, vu que les résidents en fauteuil ne sont pas autorisés à sortir de leur chambre avant le diner.

–         Mais pourquoi ?

–         Pourquoi ? Par manque de personnel, tiens. Ils ne veulent pas prendre le risque qu’on s’amuse. Mais cela étant, je les comprend. Vu l’état de certains ici, ce serait risqué de mettre les marcheurs et les rouleurs en même temps sur le circuit.

–         Les « rouleurs », vous voulez-dire les résidents en fauteuil roulant ?

–         Ouais. Comme moi. Nous, on est libre de se promener seulement entre 13h00 et 16h00, quand les marcheurs sont rentré. Sauf exception médicale… ou policière ! ajouta-t-il avec un clin d’œil.

Robert ne réagit pas tout de suite. Puis il rétorqua :

–         Je vous ai trouvé dans le hall d’entrée, tout à l’heure.

–         C’est l’exception policière dont je vous parle. J’avais parié que vous reviendriez aujourd’hui et j’ai annoncé à l’infirmière-chef que vous viendriez m’interroger à dix heures ce matin.

–         Et elle vous a cru ?

–         Elle a eu raison, non ? Vous avez passé la porte à 9h55… Ne sous-estimez pas mes talents de conviction sur la gent féminine.

–         Je vois.

Nouveau silence, avant que Deu ne relance :

–         Et la nuit, vous êtes libre ?

–         Libre ? Libre d’appeler la garde, oui. Ici, ce n’est pas les quartiers de haute sécurité d’un pénitentier, mais pour sortir de sa chambre la nuit, vaut mieux savoir crocheter les serrures et éviter les rondes ! Non, Monsieur le Policier. La nuit, ici, on est dans sa chambre et on y reste, d’accord ou pas. Et puis un jour, la nuit devient définitive…

Lesueur prononça ces derniers mots avec un tel désespoir que Deu se sentit gêné. Détournant le regard, il lança soudain :

–         Au fait, Monsieur Lesueur, j’ai suivi vos conseils : j’ai révisé mes classiques. Je peux vous demander une précision ?

–         Faites.

–         Archimède, c’est le palan ou le principe ?

–         Bravo, inpecteur. Commissaire ? Enfin, qu’importe. Archimède c’est les deux. J’aurai même pu ajouter la vis sans fin, en parlant de notre vie, ici. Mais cela aurait été tiré par les cheveux. Parce que la vis sans fin, elle, au moins elle peut servir à quelque chose.

Sans répondre, Robert Deu s’abîma dans la contemplation de la fenêtre, tournant le dos à Lesueur. Puis il fit demi-tour et demanda ;

–         Je peux utiliser votre salle de bain ?

–         Je vous en prie, répondit Zotique Lesueur, un sourire amusé sur les lèvres.

Une fois devant la baignoire, Deu examina avec attention la disposition des lieux. Le mobilier et la plomberie. Haut, bien haut en surplomb de la baignoire, une pomme de douche d’un antique modèle, solide et laid. Sur les côtés de la baignoire les classiques poignées d’acier inoxydable. Et, bizarrerie de conception, la commande de la bonde d’évacuation était non pas à une extrémité, sous les robinets, mais au beau milieu du mur, sur le côté de la baignoire.

–         C’est la bonde qui vous étonne ? demanda Lesueur qui l’observait depuis l’entrée de la salle de bain.

–         Oui. Peu courant comme disposition.

–         Exact. C’est paraît-il plus commode pour le personnel infirmier. Ne me demandez pas pourquoi, c’est ce qu’ils répondent. Moi, je pense plutôt que c’est une erreur de conception ou de montage et qu’ils ne veulent pas l’admettre. Mais c’est sans importance.

–         Vraiment ?

–         Oui. Pas besoin de ça quand on est un vrai Tom Mix, comme moi.

–         Tom… Mix ?

–         Vous ne connaissez pas ? Ah, toujours ces études baclées…

Deu ne put se retenir de soupirer.

–         Vous êtes vraiment obligé de jouer ce petit jeu avec moi ?

–         Obligé ? Non, bien sûr. Mais ça m’amuse ! Et puis c’est de votre faute, pas de la mienne

–         Ma faute ?

–         Oh, pas vous personnellement. Vous tous, à l’extérieur, qui refusez de croire ce que vous raconte un… vieux gâteux.

–         Mais je n’ai jamais dit…

–         Je sais ! Mais vous payez pour les autres. La vie est injuste, n’est-ce pas ?

Ayant lancé sa dernière pique, Lesueur s’éloigna en ricanant. Robert Deu poursuivit son inpection sans rien relever de notable, exception faite des éraflures. S’agenouillant, il constata qu’elles étaient dispersées uniformément dans la pièce, partout à dix centimètres du sol. Deu se releva en se disant que ce devait être la hauteur des repose-pieds du fauteuil roulant de Zotique Lesueur. De retour dans la chambre, il trouva ce dernier qui boudait, face à la fenêtre. Robert quitta les lieux et après un détour par l’accueil pour connaître le numéro de la chambre où vivait la défunte Amélia, inspecta celle-ci qui, par chance, n’était toujours pas réattribuée. Là non plus, rien de très particulier. La chambre et son cabinet de toilette avaient exactement la même disposition que celle de Zotique Lesueur, rien d’étonnant à cela. La salle de bain présentait la même commande de bonde latérale. Grimpant sur le rebord de la baignoire, Deu, dressé sur la pointe des pieds, inspecta la pomme de douche. Peut-être un brillant accentué sur le dessus, comparé au creux du tuyau. Mais… Puis il remarqua les deux brins de fil coincés dans l’articulation de la pomme de douche. Prenant son portefeuille dans sa poche arrière, il en sortit une pince à épiler et un sachet de plastique, tous deux rangés dans le compartiment à monnaie. Se servant de la pince, il récupéra les brins et les glissa dans le sachet. Redescendu au sol, il s’accroupit et contempla les éraflures qui marquaient le côté de la baignoire, à dix centimètres du sol. Au beau milieu de cette dernière, il y avait même deux marques plus profondes, arrondies, comme imprimé en creux dans la paroi. Sur une impulsion, il se releva et retourna à la chambre de Lesueur. Ce dernier n’avait pas bougé.

–         Deux questions !

–         Hein ? Ah, c’est vous, monsieur le policier…

–         Votre Tom Mix, c’est un cow-boy ?

–         Bravo ! Vous avez trouvé où ?

–         Je n’ai pas trouvé, je suppose.

–         Encore plus fort ! Oui, c’est un cow boy de cinéma. L’un des premiers héros du cinéma. Près d’une centaine de films, quasiment tous muets. Encore une fois, bravo. Et l’autre question ?

–         Vous faisiez quoi quand vous étiez en activité ?

–         Oh, plein de choses. Marin, tenancier de café, de bordel. Mécanicien. Pilote de port…

–         Je vois… Hé bien, merci. À la prochaine.

–         Comment ça : « à la prochaine » ! C’est tout ? Vous lâchez prise, comme ça ?

–         Je ne lâche rien du tout. J’ai autre chose à faire, ailleurs. C’est tout. Mais je reviendrai vous voir, ne vous inquiétez pas.

–         Je ne m’inquiète pas !

–         Ah ? Vous devriez peut-être…

Ayant ainsi égalisé dans le jeu des réparties, Robert Deu fit demi-tour et quitta la maison Saint Gabriel.

De retour dans ses pénates policières, sa première visite fut pour le laboratoire de police scientifique. La seconde au médecin légiste en chef. Ce dernier, duement questionné, alla chercher le dossier de la victime, Amélia Verkade. Puis lui indiqua le nom et le numéro de bureau du résident ayant été chargé de l’autopsie. Délaissant alors le chef pour son subordonné, Robert Deu battit le fer immédiatement. Et lui donna la forme d’un interrogatoire sévère, à l’encontre du jeune médecin qui avait baclé ladite autopsie et était présentement en train de suivre la finale de l’US Open à la télévision. La tête basse, incapable de répondre précisément aux questions de Robert Deu, il abandonna les vedettes du tennis à leur sort et prit la direction de la morgue, pour aller y quérir les réponses manquantes. Robert le suivait à trois mètres, l’air perdu dans ses pensées. Tellement perdu que quand le jeune médecin se tourna finalement vers lui et lui avoua, piteux, qu’il y avait bien des fibres incrustées dans la blessure du cou, il sursauta. Depuis deux minutes il était debout près du tiroir contenant le cadavre que l’interne avait tiré de son logement et il ne s’en était même pas rendu compte. Un coup d’œil supplémentaire lui confirma que l’examen initial avait dû être d’une exceptionnelle rapidité, le corps portant encore une chemise de nuit froissée.

–         Envoyez les fibres au labo. Et tout ce que vous trouverez en refaisant l’autopsie. En FAISANT l’autopsie, cette fois !

Et sans attendre de réponse, il sortit. Des fibres incrustées dans le cou ! Dans un cas de strangulation avec une ceinture en cuir…

Soupirant, Robert Deu retourna à son bureau où il surfa longuement sur l’Internet, pour y parfaire ses connaissances bien parcellaires de l’auto-asphyxie érotique.

Quelques centaines de clics plus tard, les joues rouges et la respiration légèrement haletante, il jugea qu’il en savait assez. Jamais il n’aurait imaginé que les perversions humaines pouvaient aller si loin. Pensant une nouvelle fois avec un mélange de contrition et d’amusement aux mises en garde de feu sa mère, il s’apprêtait à récapituler une nième fois l’affaire quand une foule importante envahit soudain l’étage. Passant la tête dans le couloir, il héla le premier policier en tenue qui passa à portée :

–         Qu’est-ce qui se passe ?

–         Ah chef, m’en parlez pas ! Une manifestation du collectif pour la légalisation de la prostitution, ou quelque chose du genre.

–         Et qu’est-ce qu’ils… qu’elles veulent ? demanda Robert, les yeux noyés par le tourbillon de fille et fils de joie qui prenait d’assaut chaque bureau, l’un après l’autre.

–         Ben… Faire enregistrer des plaintes. Contre leur proxénète principal. Vous savez, la nouvelle loi C47.

–         C47 ? Heu… Mais… Tout ce monde… En même temps…

Visiblement, Robert ne comprenait pas et le policier, les commissures des lèvres luttant avec un sourire naissant, lui répondit d’un ton qui montrait clairement qu’il trouvait la situation comique :

–         C’est à dire que c’est une sorte de class action. Contre le même proxénète.

–         Le même ??? Toutes ?

–         Oui… vu que c’est le gouvernement.

–         Le… Hein ?

Continuant de fixer Deu d’un regard hilare, le policier répondit du plus sérieusement qu’il en fut capable :

–         Vous ne vous souvenez pas, le mois passé ? Leur collectif a demandé des aménagements fiscaux au nouveau gouvernement, avant le vote du budget. Et ils n’ont pas eu gain de cause. Alors ils se vengent en utilisant la dernière loi que le même gouvernement a fait voter et qui les concerne. Leur collectif a calculé que le prélèvement majoritaire sur leur revenus est effectuée par le fisc et c’est contre lui qu’ils viennent tous et toutes déposer des plaintes, arguant que leurs impôts remplissent exactement les conditions décrites par la loi C47 pour qualifier le proxénétisme. Du fait que ces revenus ne sont pas imposés…

–         Pas imposés ?

–         Je parle du fisc. Vous croyez que le fisc paye des impôts sur les impôts qu’il perçoit ?

–         Non évidemment, ce serait absurde !

–         Hé bien pour eux, l’absurdité est dans le libellé de la loi C47. Alors ils demandent la condamnation du fisc pour proxénétisme aggravé, blanchiment d’argent et je ne sais quoi encore. Au titre de la loi CjeNeSaisPlusQuoi sur la sécurité et contre le terrorisme. Qui stipule que dans l’administration étatique, les responsables et leur supérieur hiérarchique direct sont immédiatement révoqués et amenés en justice s’il est fait la preuve de leur implication dans l’un des délits et crimes concerné. Rien qu’ici, ils sont plus de trois cents à vouloir le faire ! On va être occupés dans les jours qui viennent !

Ayant terminé sur ce constat, il planta là un Deu médusé et disparu vers le fond d’un couloir encombré comme une autoroute au premier jour des congés de la construction.

Le collègue avait parfaitement raison quant à ses prévisions de charge de travail : la semaine entière suffit à peine à l’enregistement et au traitement des plaintes. En bon politicien, le gouvernement attendit ce délai avant de se résoudre à entamer des négociations avec le collectif des travailleurs du sexe. Négociations qui, à leur terme, rendirent inutile l’ensemble du travail effectué par les services de Police en enregistrant lesdites plaintes…

—-

Deux semaines s’étaient écoulées depuis la dernière visite rendue par Robert Deu à Zotique Lesueur. À l’accueil de la maison Saint-Gabriel, la réceptionniste, engagée dans une discussion passionnée au téléphone gratifia Robert d’un geste muet en direction du couloir situé à sa gauche. Il s’y engagea pour déboucher dans une pièce spacieuse et lumineuse, aux grandes baies vitrées donnant sur une pelouse parsemée d’arbres dénudés. Face à une porte-fenêtre, le fauteuil roulant de Zotique dont l’occupant semblait passionné par l’activité d’un écureuil gris, qui creusait avec énergie dans la couche poudreuse, à quelques mètres du bâtiment. Au moment précis où Robert arrivait derrière le fauteuil, Zotique tendit le bras gauche vers l’avant et se mit à agiter la main, comme pour chasser quelque mouche, tout en gromellant à voix basse : « Pas là ! À gauche, imbécile ! » L’écureuil, l’œil sans doute attiré par le mouvement, se dressa sur ses pattes arrière et fixa Zotique quelques secondes. Puis, d’un bond brusque vers la gauche, se décala d’environ un pied, avant de se remettre à creuser la neige. Dont il émergea un instant plus tard, la gueule emplie de ce qui semblait être un gland de chêne, ou un marron. Il fit demi-tour et se précipita dans l’arbre le plus proche, dans les branches duquel il eut tôt fait de disparaître.

Zotique, l’air songeur, contempla la scène en poussant un soupir qu’on pouvait penser de satisfaction. Robert toussota et lui demanda, faussement désinvolte :

—    Comment avez-vous fait ça ?

—    Ah ! Monsieur le policier, vous voici de retour. Je ne vous espérais plus.

—    Vous… Vous avez dit : « plus à gauche » et…

—    Bah, je n’ai aucun mérite.

—    Vraiment ? Pourtant…

—    Non, vraiment. J’avais repéré son gland avant-hier, le soleil le faisait briller sur la neige, avant qu’il se soit recouvert.

—    Ah…

—    Mais je me doute que ce n’est pas pour parler de mes relations avec les Sciurus carolinensis que vous êtes de retour.

—    Cirrus quoi ?

—    Sciurus carolinensis. Les écureuils gris, si vous préférez. Je me trompe ?

—    Euh… Non, enfin c’est-à-dire…

—    C’est-à-dire ?

Robert ne répondit pas immédiatement, détournant le regard pour parcourir la pièce des yeux sans vraiment la regarder. Le silence s’installa, ponctué par la respiration un peu sifflante de Zotique Lesueur qui, n’attendant pas vraiment de réponse directe du policier, avait repris sa contemplation du paysage enneigé. Après quelques minutes, découpées finement par l’impitoyable aiguille de l’horloge murale cliquetante, Robert lança sa ligne :

–    C’est impressionnant, d’arriver à faire ce que vous faites, d’un fauteuil.

–    Impressionnant ? Pourquoi donc ?

–    Eh bien, je…

–    Vous voulez que je vous dises, Monsieur le Policier ? Oh non, ne répondez pas, je sais bien que vous ne le voulez pas. Mais je vais tout de même le faire. Le plus impressionnant n’est pas ce que je fais ou peux faire de mon fauteuil.

–    Non ?

–    Non. Ce qui est vraiment impressionnant, c’est ce que les gens croient que je ne peux PAS faire, simplement parce que je suis coincé dans ce fauteuil.

–    Je ne comprend pas ce…

–    Oh que si, vous comprenez. Vous comprenez d’autant mieux que vous vous êtes rendu compte que vous aussi vous étiez bon à mettre dans le même sac que les autres. Je le sais rien qu’à vous regarder, rien qu’à voir ce qui a changé dans votre attitude à mon égard.

–    Le même sac ?

–    Oui, le sac des aveugles à la vision trop parfaite. Le sac des paralysés de pouvoir trop facilement s’agiter. Vous y étiez, dans ce sac, tout au fond, même, le premier jour où je vous ai rencontré.

–    Et plus aujourd’hui ?

–    On dirait bien que non. On dirait…

Zotique Lesueur s’interrompit en pleine phrase, le regard vague, comme s’il revoyait une scène en esprit, et s’y perdait. Intrigué par le début de réponse, Robert insista :

–    On dirait quoi, Monsieur Lesueur ?

–    Hein ?… Oh… On dirait… On dirait que vous vous êtes rendu compte de votre cécité mentale.

–    Vous croyez que…

–    Je ne crois pas, je suis certain. Vous débarquez ici comme tous les autres, comme tout ceux qui passent la porte de cet établissement en sachant qu’ils repartiront vite. Vous êtes ici contre votre gré, pour une enquête stupide, avec un assassin gâteux qui fait des aveux incroyables et pitoyables. Vous savez – vous saviez – que ce ne pouvait être qu’une perte de temps. Alors…

–    Alors ?

–    Alors vous avez perdu votre temps. En ne voyant pas ce que vous aviez sous les yeux. Parce que c’était « impossible ». Mais vous, vous n’avez pas perdu longtemps votre temps. Vous avez vite oublié vos à-priori. Vous êtes dangereux, Monsieur le Policier.

–    Dangereux ?

–    Comme tous les gens intelligents. Vraiment intelligents.

–    Merci mais…

–    Oh, ne le prenez pas comme un compliment. Après tout, ce n’est pas parce que votre administration est majoritairement remplie de crétins que vous devriez vous féliciter d’avoir une intelligence normale. Mais vous l’avez. Et vous vous en servez. C’est ça, qui vous rend dangereux.

–    Monsieur Lesueur, je ne vous comprend pas.

–    Vraiment ?

–    Vraiment. Vous faites des aveux, confessez un meurtre – voire plusieurs – et ensuite vous parlez de moi comme un ennemi, comme quelqu’un de « dangereux » ? Pourquoi avoir avoué, dans ce cas ?

–    Mais vous n’êtes pas dangereux parce que vous risquez de m’arrêter ! Comme vous le faites fort justement remarquer, j’ai avoué, ce qui n’est pas la meilleure façon d’échapper à la Police, à la Justice. Ce qui ne devrait pas l’être. Mais vous savez comme moi le cas qu’on a fait de mes déclarations. Vous êtes dangereux parce que vous risquez de ne pas m’arrêter.

–    À mon tour de ne pas vous comprendre !

–    Menteur !

–    Mais…

–    Si, menteur ! Je le maintiens ! Vous me comprenez parfaitement, et ce n’est pas très courtois de votre part de me prendre pour un imbécile !

–    Mais je n’ai pas…

–    Vous croyez ? Vous croyez vraiment ?

Zotique Lesueur semblait soudain pris d’une hargne qui contrastait singulièrement avec sa sérénité du début de l’entretien. Poussant violemment sur les roues de son chariot, il se dirigea droit sur Robert Deu, forçant ce dernier à faire un bond en arrière pour ne pas être percuté par le fauteuil roulant.

–    Vous croyez que je n’ai rien compris ! Vous croyez que vous pouvez me berner comme un enfant ? Je sais bien que vous n’êtes venu ici que pour perdre du temps avec un vieux fou. J’ai bien vu que vous aviez, dès votre première visite, compris que je ne l’étais pas, fou. J’ai vu comment vous avez vraiment fait votre travail, contrairement à tous ceux que j’avais rencontré avant. Comment vous avez compris que je disais vrai. Comment vous vous êtes mis à chercher les preuves, les indices, à échafauder des hypothèses. Vrai ou pas ?

–    Euh.. Vrai, mais c’est mon métier !

–    Eh bien faites-le jusqu’au bout, votre métier !

–    Jusqu’au… Mais, bien sûr que je le ferai…

–    Menteur !

–    Monsieur Lesueur, je ne…

–    Menteur, menteur, menteur ! J’ai vu votre regard, aujourd’hui. Je l’ai compris ! Vous n’êtes plus en train de chercher comment rassembler des preuves, comment  me confondre, vous êtes en train de vous demander comment sortir de ce guépier sans avoir à m’arrêter !

–    Monsieur Lesueur, je…

–    Oh, taisez-vous donc ! Et laissez-moi. Ou arrêtez-moi !

Sur ce dernier cri, cette dernière supplication, Zotique Lesueur fit faire demi-tour à son fauteuil roulant, puis alla reprendre son poste d’observation devant la baie vitrée. Avant qu’il ne se détourne, Robert avait vu les larmes dans ses yeux.

Contre toute attente, ce fut le vieillard qui rompit le silence :

–    Ce que j’ai fait, je ne l’ai pas fait pour vous, c’est évident. Je l’ai fait pour elles. Par amour.

–    …

–    Mais puisque maintenant vous êtes là. Puisque c’est vous qui êtes là…

–    Oui ? Répondit Robert, tout doucement.

–    Eh bien je n’ai plus l’âge de la naïveté depuis longtemps. Je sais bien que vous ne pourrez pas changer les choses. Changer grand chose. Mais à défaut d’empêcher que leur situation ne se reproduise, encore et encore, pour tant d’autres, laissez-moi au moins croire que dans ce pays il y a un homme, au moins un seul, qui fait son travail consciencieusement, jusqu’au bout. Avec honnêteté. Au moins aussi honnête vis à vis de la réalité que peut l’être une bande vidéo.

–    Mais… commença Robert, ne sachant diantrement pas ce qu’il allait pouvoir ajouter, sauvé aussitôt par lesueur qui reprit

–    S’il vous plaît…

Sur cette prière n’appelant pas vraiment de réponse, Robert Deu hocha la tête et tourna les talons, la tête aussi basse que le moral.

—-

Trois jours, trois longues journées s’écoulèrent, mornes, emplies d’un quotidien routinier et sans intérêt, avant que Robert ne se résolve à une décision. Outre les aveux initiaux de Zotique lesueur, il disposait maintenant d’une théorie cohérente, un « faisceau d’indices concordants ». Expression qu’il exécrait au plus haut point, car l’histoire de la police regorgeait de cas douteux où ladite expression avait masqué l’absence de preuves – évidente – d’une enquête menée à charge contre un individu déclaré coupable à l’avance. Sauf que dans ce cas précis, il sentait – il savait – qu’il avait raison. Quel mérite, d’ailleurs, quand c’était l’assassin qui lui avait pavé la voie de l’énigme…

Zotique Lesueur avait installé – avec son aide et son consentement ? Ni l’un ni l’autre n’était évident – Amélia Verkade dans sa baignoire. Lui avait passé un nœud coulant autour du cou, fruit de ses compétences d’ancien marin, compétences qui lui avaient aussi permis d’installer sans encombre, malgré le handicap du fauteuil roulant, la corde autour de la pomme de douche, en la lançant tel un lasso. Il avait ensuite fait couler l’eau, qui avait porté le corps d’Amélia. Tendant ensuite la corde au maximum, sans doute attachée à un bras de son fauteuil, il avait – ou Amélia elle-même avait, après tout pourquoi pas – retiré la bonde. L’eau se retirant avait entrainé le corps vers le bas, avec l’asphyxie érotique, la strangulation et la mort. Zotique avait retiré la corde, passé la ceinture autour du cou d’Amélia, et s’était retiré, non sans laisser les traces des repose-pieds de son fauteuil roulant, probablement à l’endroit où ce dernier avait pesé sur la paroi en retenant le corps d’Amélia dans son dernier orgasme…

Et puis ? Tout cela n’était que déductions, et non des preuves formelles.

N’ayant pas vraiment décidé ce qu’il allait faire, Robert Deu était sur le point de reprendre le chemin de la maison Saint Gabriel quand soudain l’évidence le frappa : Zotique Lesueur qui, contrairement à l’opinion du personnel soignant, ne disait apparemment rien sans raison, avait utilisé une comparaison pour le moins surprenante, parlant de bande vidéo. Y aurait-il un système de surveillance à la Maison Saint Gabriel, qui aurait enregistré les actes de Zotique Lesueur ? Un système tellement inutile que personne ne l’avait regardé au moment des faits, ni après la découverte du cadavre ? Robert s’essuya des mains soudain moites, ce qui laissa au téléphone le temps de sonner avant qu’il ne le décroche pour vérifier cette information.

–    Robert Deu, brigade criminelle ?

–    C’est Marigny, Chef.

–    Oui ?

–    On m’a dit que c’est vous qui suiviez l’affaire. Le vieux fou qui avait disparu.

–    Le vieux fou ? Disparu ?

–    Ouais, Maison Saint Gabriel. Vous savez, ils ont appelé hier.

–    Euh… non. Personne ne m’a… Appelé pour dire quoi ?

–    Que votre suspect… Attendez… Zotique Lesueur, avait disparu.

–    Disparu ?

–    Oui. Surprenant, une évasion de paraplégique, mais après tout, pourquoi pas…

–    Zotique Lesueur a disparu ? En fauteuil roulant ???

–    Non chef, pas en fauteuil roulant. Le fauteuil a été retouvé au sous-sol.

–    Au…

–    Et Lesueur « avait » disparu. Mais on vient de le retrouver. Dans une buanderie industrielle.

–    Hein ?

–    Oui, il a… Disons qu’il a un peu perturbé le fonctionnement des machines.

–    Vous pouvez être plus clair ?

–    Eh bien on dirait que son « évasion » s’est faite en emprutant les paniers de linge sale, comme dans les films. Sauf que le linge sale en question est traité sans intervention humaine, une fois que les paniers sont amenés à l’usine. C’est traité par une chaîne automatisée. Mais la chaîne en question est prévue pour laver, sécher, repasser et plier des draps. Pas des corps humains. Alors elle a coincé…

–    Je… Et comment sait-on que c’est Zotique Lesueur ?

–    Tout simplement parce qu’il avait un portefeuille sur lui. Un vieux portefeuille, assez costaud et étanche pour résister au lavage industriel. Avec ses papiers d’identité intacts, ou presque.

–    Oh…

–    Et une lettre aussi.

–    Une lettre ?

–    Oui, c’est pour ça que je vous appelle… Un mot, plutôt qu’une lettre. Votre nom et dessous : « Trop tard. Mais n’oubliez pas les autres ». Vous y comprenez quelque chose ?

–    Hein ? Ah… Non, pas vraiment. Mais vous avez…

–    Oui, je comprend, Alzheimer et caetera, je vois.. En tout cas, je me disais que ça vous intéresserai d’être tenu au courant.

–    Oui, oui. Merci. Merci Marigny.

–    De rien, Chef.

–    Marigny ?

–    Oui, Chef ?

–    Est-ce qu’on sait si… Enfin, je veux dire, il était vivant quand…

–    Avant de passer dans la chaîne de nettoyage ? Eh bien le légiste n’a pas encore eu le temps de creuser, mais je peux vous dire…

–    Oui ?

–    J’ai vu la chaîne de lavage, et… Enfin, ça n’a pas duré longtemps, ça c’est sûr. Vapeur à haute température et haute pression, vous comprenez…

–    Merci, merci, pas de détails. Merci Marigny.

–    De rien, Chef.

Robert Deu raccrocha le combiné avec précaution, comme s’il craignait d’augmenter la douleur par un geste trop brusque.

« N’oubliez pas les autres »… Pour quoi faire ? À quoi bon ?

Et pourtant…

Et pourtant il savait que cette enquête, pour inutile et douloureuse qu’elle soit, il n’allait pas pouvoir s’empêcher de la mener.

Pour la mémoire d’un vieux fou.


Voir « Incertitude », Robert Deu #4

Pour ceux qui– contrairement à Robert Deu – maîtrisent mieux les classiques de la philosophie que ceux de la musique pop, le Cavern Club de Liverpool est celui où les Beatles ont fait leurs débuts…

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