Inclassables – Syzygie

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Syzygie

Au loin, entre les structures arachnéennes des immeubles en construction, on distingue le gris sale de la mer, qui peine à se distinguer du ciel. Des reflets d’or et d’eau scintillent au fil du passage des nuages, sur les parois de la « tour du souvenir », la seule de cet ensemble immobilier à être achevée. En bas, les traces entrecroisées des énormes véhicules de chantier ressemblent à celles de minuscules insectes, laissant leur marque en rampant dans le sable et les gravats. Indifférents au décor, Jack et Robert déjeunent, assis à califourchon sur une poutrelle.
– Mais ta fille, elle en dit quoi, exactement ?
– Bah, ma fille…

Robert reprend la mastication de son sandwich sans rien ajouter. Il fixe l’horizon, droit devant lui, et semble tenter d’y déchiffrer une insondable énigme. Sa fille veut aller à l’université. Un médecin dans la famille, ben voyons. Comme si l’hypothèque ne suffisait pas à gruger les maigres dollars que son salaire d’ouvrier ramène à la maison ! Comme s’il avait besoin de ce genre de soucis, alors même qu’il lui faudrait trouver tant d’argent pour le traitement de sa femme. Comme si c’était possible…
Jack tente de relancer la conversation :
– Et ta femme, ça va comment ?
– Pas mieux.
– Ils disent quoi ?
– Les toubibs ? Bof…
– C’est… Je veux dire, c’est un…
– Ouais, sans doute. Quand ils te regardent de cette façon, sans rien te dire, c’est pas parce qu’ils ont découvert une grippe.
– Mais t’as pas demandé ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Pourquoi ? Tu voudrais savoir, toi, si ta femme va crever ? T’apprécierais qu’on te dise : « Eh bien, Monsieur Smith, votre femme est foutue. Mais si vous voulez bien nous faire un premier versement de dix mille dollars, on pourra essayer de la traiter. Sinon, tant pis pour elle. » Hein, ça te tenterait de savoir ça ?
– Hé, te fâche pas, je me renseigne, c’est tout…
– Ben passe-moi le soda, plutôt.

Jack se renfrogne et saisit la bouteille qu’il tend à Robert. Il ne peut pas lui en vouloir, c’est sûr. Il se demande comment lui-même réagirait en de telles circonstances. Mais Jack est célibataire, sans famille proche, et son imagination n’est pas assez développée pour qu’il parvienne à imaginer la chose. Il pousse un soupir et déballe son second sandwich. Du bord de l’eau leur parvient une sirène étouffée, un mugissement sourd échappé du troupeau de cargos qui broute l’écume de la baie. Le second sandwich subit le même sort que le premier et Jack le termine en léchant avec délectation la mayonnaise qui s’est égarée sur ses doigts. Puis son regard croise celui de Robert, et il baisse aussitôt les yeux. Robert, c’est un ami de vingt ans, un ami de toujours. Ils n’ont jamais eu besoin de beaucoup de mots pour se comprendre. Mais depuis quelques temps, Jack a l’impression que quelque chose s’est brisé entre eux.
Robert lui, ayant vidé la bouteille de soda, la pose en équilibre instable sur le bord intérieur de la poutre d’acier. Un rivet sous sa base éloigne la bouteille de la verticale, l’amène en direction du gouffre, sous ses pieds. Robert balance une jambe dans le vide, le regard fixé sur son trouble intérieur. Sa fille… Il a toujours rêvé du mieux pour elle, se conduisant en père jaloux, allant jusqu’à étouffer les élans de son enfant par un surcroît de précautions et d’interdits. Mais il sait depuis plusieurs années que ces précautions visaient d’abord et surtout à rendre plus difficile son envol, son départ. Un départ maintenant inéluctable, et dont il ne sait pas trop s’il pourra supporter qu’il soit autre chose que définitif. Voir sa fille l’abandonner, vivre une vie égoïstement à elle, rien qu’à elle, et revenir malgré tout pour donner une aumône affective à un vieux père, comme on caresse distraitement un vieux chien ? Ah non, plutôt crever que de supporter ça. Plutôt rompre les ponts et se protéger derrière une forteresse d’amertume, isolé, malheureux mais digne.

Et puis, de toute façon, ces études de médecines sont hors de portée de sa bourse, et il sait bien que sa fille ne lui pardonnera pas ce qui va arriver. Elle va tenter d’y arriver, seule, en travaillant jour et nuit pour se payer ces maudites études. Et puis elle va craquer, un jour ou l’autre. Elle va échouer, exténuée, Cendrillon épuisée lâchée par la troupe des fraîches et brillantes et… riches étudiantes. Et cet échec, dont elle sera la seule responsable pour avoir voulu ignorer la réalité, ignorer que seuls les riches et leurs enfants ont droit à certains métiers, cet échec c’est à lui, son père, qu’elle le reprochera. Il aura beau lui rappeler qu’il l’avait prévenue, elle le maudira et claquera la porte.
Alors à quoi bon ? Autant rompre de son initiative, à ses conditions. À l’heure de son choix, si c’est tout ce qu’il a.

Pendant ce temps, Jack se roule une cigarette, essayant toujours de comprendre les pensées secrètes qui animent son ami. Échouant toujours à y arriver. Jack, trop simple pour être capable d’appréhender de si complexes difficultés. Jack pour qui les ennuis avec les chiffres commencent quand on passe de « un » à « deux ». Jack qui voudrait trouver un mot de réconfort pour Robert. Un mot pour lui dire qu’il comprend, pour sa femme. Qu’il approuve, pour sa fille. Même si ce n’est pas vrai. Le cylindre de tabac est maintenant terminé, serré dans son tube de papier. Jack le tapote doucement contre sa paume, tassant les brins de tabac avec précision et délicatesse. Enfin, il le prend entre le pouce et l’index, l’approche de son visage et le regarde quelques secondes avant de le ranger dans sa boîte à lunch. Jack a arrêté de fumer, l’an passé. Mais il roule toujours ses cigarettes, les range dans la boîte dont il les extraira le soir, avant de les « dérouler » pour le lendemain. Jack regarde Robert, soupire. Regarde la mer, entre les échafaudages. Au-dessus de la tour du souvenir, la lune vient d’apparaître, pleine comme une pièce d’argent. Étrange point sur ce i de métal et de verre. Jack regarde la lune et voit la tour comme un doigt…

Robert s’apprête à reprendre le travail. Il ramasse ses affaires, reprend la bouteille miraculée et l’arrache au vide pour la remettre dans son sac. Il a l’air soucieux plus que triste ou fâché. Jack fait une dernière tentative :
– Et la loterie, au fait ?
– Ouais ?
– Ben t’as regardé les billets ? Ça dit quoi ?
– Ah.. Ça dit rien. C’est pas pour cette fois.
– Oh…

Jack hausse les épaules puis donne une tape compatissante sur celle de Robert, qui a fait demi-tour et entreprend de traverser la poutrelle, vers la grue.
Robert qui n’a pas fini de penser aux billets de loterie, au fond de sa poche.
Les billets gagnants.
Robert qui rêve aux Caraïbes…

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