Inclassables – Beuzo

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Beuzo

Heather Hill a reçu son courriel en fin de matinée et bouleversé ses plans du jour pour passer chez lui dès que possible. Elle sait qu’il déteste attendre. Un courriel bref, sec, et pour cause. C’est un modèle, parmi la douzaine qui compose sa façon de communiquer. Objet : Prêt. Texte du message vide. Pas de signature en dehors de celle, automatique, de l’expéditeur. Elle est devant sa porte. Comme à chaque fois, elle ne peut s’empêcher de se remémorer la toute première vision qu’elle a eue d’une de ses œuvres. Installée depuis plus de cinq ans dans le marché lucratif mais féroce de la peinture, elle pensait avoir fait le tour sinon exhaustif du moins significatif de ce qui pouvait se faire – et se vendre – dans le vivier d’artistes qu’elle écumait. Acheteuse senior dans une galerie réputée, professionnelle aguerrie plutôt qu’amoureuse de l’art, elle avait peu d’émoi significatif et durable devant les tableaux qu’elle tentait – souvent avec succès – de vendre. Elle les appréciait, les jugeait et les jaugeait, surtout en terme d’offre face à une demande lucrative.
Ce jour là, elle était à mille lieux de s’imaginer le rencontrer devant un tableau. En fait, elle venait, sans trop savoir vraiment pourquoi, retrouver, à sa demande, une relation perdue de vue. Peut-être un ancien ami. Oh, pas pour autant de remords à avoir ! Vagues connaissances des années plus tôt, ils se croisaient à l’occasion, lors de l’intersection fortuite de cercles de relations. À cette époque, elle se cherchait encore et allait de formations en petits boulots, tandis que de son côté, sa carrière de musicien commençait à décoller. Bientôt, le premier album, le succès commercial et la notoriété avait fait diverger leurs routes. Comme tout le monde, elle avait appris sa subite et définitive disparition de la scène, aux raisons réelles masquées par le bruissement touffu et contradictoire des rumeurs de la presse. Malaise sur scène, rideau. C’est tout ce qu’on savait.
Soudain, des années plus tard, elle reçoit un courriel, une invitation brève pour ne pas dire sèche, à passer le voir. Terminée non par une signature, mais par une adresse suivie du mot « Travail », entre parenthèses, étrange façon de signaler le but de la demande. Heather a trouvé l’adresse, une ancienne manufacture reconvertie en lofts luxueux. A frappé et, en l’absence de réponse, a ouvert la porte qui s’est laissé faire. Au fond de l’immense espace, devant un mur d’un blanc terne, elle l’a reconnu. S’est avancée. Et elle a vu la toile.
À partir de cet instant, cette première rencontre s’est déroulée dans une atmosphère presque onirique, hypnotisée qu’elle était par le tableau. Il n’a pas prononcé un mot, se contentant de l’accueillir par une grimace qui pouvait passer pour un sourire. Debout, les bras ballants, il l’a invitée du regard à s’avancer encore, à se perdre dans la toile encore plus qu’elle ne l’était déjà. Les minutes ont passé, dans une curieuse ambiance où le seul bruit était celui de leurs respirations, de ses pas tandis qu’elle avançait, reculait, détaillait le tableau, le visage presque collé à la toile,  avant de retourner à une vue d’ensemble, le visage à la fois exalté et défait.
Cette toile contenait et jetait à la face du monde ce qu’elle ignorait pouvoir exister dans une œuvre d’art. Une force, une attraction, un appel et tout à la fois espoirs et souffrances mêlés, comme un cri silencieux qui passait directement de la trame peinte à l’esprit de Heather, l’emplissant d’un plaisir douloureux, d’une souffrance exquise. Elle se sentait au bord d’un malaise indéfinissable, attiré par cette toile comme jamais une peinture ne l’avait attirée, et pourtant, pourtant, était consciente de tout ce que cet objet avait de maléfique, par la charge de douleur qu’il avait emmagasiné, dont il était fait.
L’examen, la transe, a duré presque une heure, dans un silence rompu à quelques reprises par le fracas du monte-charge. Trébuchant, elle s’est soudain rendu compte de l’épuisement qui l’avait gagné. Elle a souri en inclinant la tête, incertaine de la suite à donner. Il a alors renouvelé sa grimace, et pointé du doigt l’ordinateur, dans un coin de la pièce. Le message qui s’y trouvait, tapé en gros caractères dans la fenêtre d’un traitement de texte, avait été son premier contact avec l’arrangement professionnel qu’il proposait. Des heures plus tard, ayant réussi à le satisfaire, elle était devenue de facto son agente.

Depuis trois ans, le rituel s’était reproduit à plus de dix reprises, à chaque fois aussi angoissant. À chaque fois aussi exaltant. Et de plus en plus rémunérateur, il fait bien le dire.
Pour être honnête, Heather devait reconnaître que la personne qui avait « fait » la nouvelle carrière du musicien brisé devenu peintre, était la galeriste à laquelle elle avait proposé ce premier tableau, ainsi d’ailleurs que tous ceux qui avaient suivi. Hermione Lachapelle était une figure reconnue et respectée du marché de l’art. À plus de soixante ans, elle déployait une énergie et un sens de l’innovation qui faisait l’envie de bien de ses concurrents et collègues, envie renforcée par le don qu’elle avait de découvrir des joyaux de talent, artistes débutants ou méconnus, qu’elle faisait passer de l’anonymat à la lumière avec une efficacité consommée. Une fois le premier accord trouvé avec « X », Heather avait pris possession de la toile, et pris rendez-vous avec Hermione Lachapelle. Cette dernière l’avait reçue cordialement, comme à chaque fois qu’elles avaient travaillé ensemble. Les amabilités d’usage passées, Hermione l’avait regardé en plissant les yeux, avant de déclarer tout à trac :
–    Je ne suis pas sûre que ça va me plaire, ça…
–    Pardon ?
–    Heather, mon enfant, je vous connais assez pour savoir déchiffrer votre visage. Et aujourd’hui, si je ne me trompe pas, il dit quelque chose qui ressemble fort à : « C’est comme ça et pas autrement ». Je me trompe ?
–    Non… Mais…
–    Mais ? Oh, pas de devinette, s’il vous plaît. Expliquez-moi plutôt ce qui vous met dans un état si… Inhabituel.
Heather s’était alors lancée dans ses explications, exposant les étranges conditions du marché qu’elle avait passé avec l’artiste. Hermione avait grimacé quand Heather avait précisé qu’à cet instant, une seule toile était disponible, mais Heather l’avait arrêtée d’un geste en ajoutant :
–    Regardez-là, plutôt.
Hermione avait approuvé de la tête, l’air méfiante pendant que Heather défaisait le papier de protection. Ensuite, seul le silence avait régné, pendant de longues minutes, Hermione fixant l’œuvre avec un air figé, intense. Une larme avait soudain coulé de l’un de ses yeux, qu’elle avait effacée d’un geste rapide, avant de sourire à Heather.
–    Je comprends. Je la prends. Évidemment. C’est tellement…
–    Oui.
–    Conditions habituelles ?
Avait enchaîné Hermione, redevenue galeriste en un instant. Heather avait hoché la tête en signe d’acceptation, avant de demander à Hermione si elle avait une idée du genre d’exposition ou pareille toile trouverait sa place.
–    Le genre ? Oh mais ça va être facile, ma belle. Juste cette toile… Comment s’appelle-t-elle, d’ailleurs ?
–    « Prière »
–    Oh… Parfait, oui, c’est parfait. Une exposition, hein ? Eh bien ça me paraît évident. Ce sera « Prière » l’exposition. Pas autre chose.
–    Pas autre chose ? Vous voulez dire que…
–    Chut ! Laissez-moi faire, Heather. C’est ma partie, non ?
Heather en avait convenu et pour surprenant que soit le choix d’Hermione, il s’était révélé parfait. Les deux salles de la galerie, vidées de toute autre œuvre, avaient été réorganisées en deux espaces fort différents. La première salle proposait un itinéraire encadré de panneaux blancs, faisant décrire un cheminement sinueux, labyrinthique, éclairé faiblement dans des tons rougeâtres, par de discrètes appliques , au ras du sol. Le parcours débouchait ensuite, en cul de sac, dans la seconde pièce où, seul sur le mur, le tableau de « X » était magnifiquement mis en valeur par un éclairage indirect.
Point focal unique de la visite, il avait fait du vernissage un événement comme il ne s’en produit pas souvent dans les saisons culturelles. Œuvre unique, mise en scène ô combien originale, artiste inconnu mais prix demandé – à cinq chiffres – ce qui avait tout d’abord abasourdi Heather.
–    Vous êtes certaines de ce que vous faites, Hermione ? avait-elle demandé.
–    D’après vous ?
Après un long silence, Heather avait acquiescé, devant admettre qu’un tel montant n’avait rien de déraisonnable. Restait à faire comprendre aux visiteurs, aux acheteurs potentiels, que le « X » qui signait la toile ne se prononçait pas comme la lettre, mais plutôt « Croix », à moins d’ailleurs que ce ne fut « Crois !», l’artiste jouant volontairement de l’homophonie. Un détail parmi tant d’autres, qui avait contribué à la notoriété fulgurante de l’œuvre et de son auteur, et ce en dépit de l’invisibilité de ce dernier. La presse « people » s’était jetée sur ce nouveau phénomène, tentant sans succès de percer l’anonymat du peintre, et ne se privant pas d’échafauder les hypothèses les plus folles pour expliquer son mystère. Le vernissage avait connu un succès incroyable, bien aidé en cela par l’imposant carnet d’adresse d’Hermione, qui avait su y convier tous ceux qui comptent, que ce soit par l’argent ou la notoriété. Aucun n’avait fait défaut, malgré l’absence attendue de X. « Prière » avait été vendu en quelques minutes, avant même que les invités les plus tardifs n’aient pu le contempler. Et Hermione avait dû faire preuve d’une diplomatie sans limite pour expliquer aux frustrés et déçus qui l’apprenaient que toute surenchère serait sans résultat. Une soirée folle, à bien des égards.
Les toiles suivantes que X lui avait proposées contenaient la même force, la même capacité évocatrice que la première, l’effet de surprise en moins. Et leur tarif avait suivi une courbe ascendante impressionnante, jamais suffisante cependant pour décourager les acheteurs, et faisant du pourcentage revenant à Heather une somme qui l’effrayait quelque peu. De fait, dès la troisième toile de X, elle aurait pu cesser toute autre activité, engrangeant suffisamment sur cette seule vente pour vivre très confortablement le reste de l’année. Une sorte de conte de fées. Mais les contes de fées ne vont pas sans monstre caché, un prix à payer d’autant plus élevé que la récompense est plus grande.

Ce prix, elle s’apprête à le payer une fois de plus. Une nouvelle toile à nommer.

X l’attend, à sa place habituelle, près du mur du fond. Face au nouveau tableau, qu’il observe avec la grimace impénétrable qui lui sert de masque quotidien. Heather s’avance, se place à son côté et se laisse envahir. C’est un paysage urbain, dans des tons de gris et de brun. Des gratte-ciels se détachent sur un fond tourmenté, bleu sombre parfois ombré de violet profond. Le rendu presque pointilliste qui est la marque de X leur donne un air étrange, presque brouillé, accentué par les reflets brunâtres qui les constellent, comme si ces tours de verre tentaient sans succès de masquer, de la modernité de leurs matériaux, une décrépitude leur donnant, sous certains angles, l’allure de ruines d’un autre âge. En s’approchant puis s’éloignant de la toile, on se rend compte que derrière chaque vitre, une silhouette se devine plus qu’elle ne se voit. Perdue par la distance dès que l’on prend du recul, noyée dans les touches de lumière grisâtre des reflets de lumière quand on vient plus près de la toile, une fois de plus, la technique si particulière de X produit son effet : impossible de trouver la distance adéquate pour regarder cette œuvre. Où qu’il se place, le spectateur est toujours trop loin ou trop près, attiré par le détail et noyé par lui dans le trait, le coup de pinceau. Repoussé à bonne distance par les douleurs qu’il devine, sans les voir, dans le malaise visuel que provoque la toile. Et pourtant, malgré ce malaise, quelle attirance !
Abandonnant le détail des immeubles, Heather laisse son regard errer sur le reste de la toile. Le décor est indéfinissable, désert indigo tourmenté sur lequel des nuages menaçants semblent peser telle une indicible menace. Un ciel qui se confond avec le sol d’où émerge l’étrange cité. Au premier plan, devant la cité, gisant sur le sol, les bras bizarrement tordus, une minuscule silhouette dont on se demande si elle fuyait la cité ou tentait de la rejoindre, avant que son terrible destin ne la frappe, quel qu’il ait été. Dans le coin de la toile, la croix rageuse de la signature semble clore la découverte et inciter le spectateur à fermer les yeux, passer à autre chose. Heather se détourne. Le regarde.

Il est sans expression, se contentant de la fixer. Il se repaît des émotions que le tableau a mises sur le visage d’Heather. Les minutes passent, s’égrènent comme les gouttes d’une eau qui suinte. Il finit par se décider, prend une profonde inspiration, un peu sifflante. Il lâche un grognement interrogatif
–    Hmm ?…
–    Vas-y, je suis prête.
Les secondes passent pendant qu’il rassemble ses forces, sa concentration. Il serre les lèvres en une grimace tremblante puis éructe :
–    Beuzo.
–    Beu… Beuzo ?
–    Hmf.
L’acquiescement de la tête vient suppléer l’ellipse de la réponse. « Beuzo », c’est bien ça. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Heather sent monter en elle une angoisse nouvelle et ancienne à la fois. Ancienne, parce que connue dès le premier tableau, la première fois qu’elle a dû accomplir cette tâche, consistant non pas à nommer le tableau mais bien plutôt à comprendre le nom que X désirait. Nouvelle, car à chaque fois elle avait confiance d’y parvenir, alors qu’aujourd’hui un terrible pressentiment d’échec la tenaille.
Beuzo. Elle soupire.
Sa carrière de chanteur s’était arrêtée net. Aussi net et imprévisible que la rupture d’anévrisme cérébral qui l’a frappé, en plein concert. Il s’est écroulé sur la scène comme un arbre abattu par la foudre. Soins intensifs, isolement médiatique et contrôle des rumeurs, son agent a fait le maximum pour que l’absence paraisse temporaire, fruit d’un surmenage facile à comprendre. Pas question de laisser la cote du pur-sang baisser, il y allait des avances sur tournées, sur albums. Mais au terme de six mois de soins n’ayant ramené d’entre les morts qu’une loque à-demi paralysée, à peine capable de se nourrir seul, l’agent avait capitulé. Il ne restait d’ailleurs plus grand-chose à sauver, les rumeurs, photos volées et autres fuites du secret médical avait déjà transformé la carrière de X – qui n’avait pas encore choisi ce nouveau patronyme – en une simple ligne dans la liste énorme et sans cesse grandissante des étoiles filantes du ciel médiatique, aussi vite oubliées qu’elles ont brillé d’un éclat plus vif.
Il avait disparu des ondes et des cocktails, des scènes et des galas. Pendant encore six mois il avait oscillé entre désirs suicidaires, envie d’en finir et rage. Un rage étincelante de vaincre cet ennemi sournois qui lui avait volé sa voix, une jambe, son bras et sa main gauche, son jeu de guitare aussi caractéristique que sa voix rauque et sensuelle. Pour ne pas parler du cadeau de la grimace qui déformait maintenant son visage. La rage avait été la plus forte : il avait choisi de vivre. Et par quelque pied-de-nez douteux au destin, lui, qui de toute son existence n’avait jamais été capable de dessiner mieux qu’un enfant de dix ans, s’était mis à peindre. Seul, dans le loft où il vivait quasi-reclus, profitant à la fois de l’aisance que son succès passé lui avait procuré et de l’abandon dans lequel tous ses « amis » d’antan le laissaient. Il avait fait de la peinture sa rééducation. S’écroulant parfois devant son chevalet quand sa « jambe-et-demi » ne suffisait plus à le porter. Mettant des heures à obtenir un mélange satisfaisant sur sa palette, de sa main valide et tremblante. Et découvrant au fond de lui-même un talent – nouveau ou révélé, impossible de le savoir – plus grand encore que le précédent.
Sa technique autodidacte, contrainte par la paralysie partielle qui le frappait, avait incroyablement évolué, aboutissant à ce « nouvel impressionnisme » porté aux nues par les critiques. Il était à nouveau capable de se servir de ses membres de façon presque satisfaisante, prouvant l’efficacité de cet art thérapeutique. Mais il restait un revers de taille à la médaille : les mots, la parole, qui avait été sa force et son moteur tant d’années, restaient perdus pour lui. Au prix d’énormes souffrances, d’efforts qui le laissaient pantelant, il parvenait tout au plus à grogner quelques syllabes parfois compréhensibles. Mais si son intelligence, sa compréhension de ce qu’il entendait, étaient restés intacts, il n’avait toujours pas retrouvé la capacité de s’exprimer. Et n’osait même plus rêver que ce fut encore possible. Cela le rongeait, plus profondément qu’un cancer. Cela maintenait aussi son niveau de rage, celui qui avait révélé ou créé son nouveau talent. Cela le maintenait probablement en vie.
Un matin, il s’est réveillé avec la certitude que sa peinture allait finir par l’étouffer. Qu’il devait s’en libérer. Prenant alors le temps de la réflexion, il a jeté les bases du modus operandi qu’il allait proposer à Heather Hill. Elle aurait l’exclusivité de ses tableaux à la condition impérative d’être capable de les nommer correctement. Il peignait pour communiquer, parler au-delà des mots qui lui étaient dorénavant interdits. Mais il voulait plus : décider du nom qu’une œuvre porterait, ce nom qui serait son seul échange verbal avec le monde. Et il imposait que lui « prononcerait » ce nom. Si Heather le comprenait, l’affaire était faite. Dans le cas contraire, si le tableau et les efforts qu’il mettait pour faire passer ce nom échouaient à percer la compréhension d’Heather, alors l’œuvre resterait chez lui. Stockée ou détruite.
Heather avait accepté sa lubie, et avait passé avec succès le test jusqu’à aujourd’hui. Onze toiles avaient été nommées, ces trois dernières années, en commençant par le « ‘rèreux » initial, éructation crispée d’où elle avait su extraire le « Prière » que ce pauvre cri visait à faire comprendre. Onze toiles qui lui avaient fait une renommée planétaire chez les amateurs d’arts fortunés. « Prière » avait récemment été revendue chez Christie’s, sur une enchère finale à sept chiffres. Mais de tout cela, cet argent, cette renommée, X se moquait éperdument. La seule chose qui comptait, c’était sa lubie, cette règle étrange qu’il avait imposée à Heather. Il parlait. Si elle comprenait, elle vendait.
Aujourd’hui, le silence de Heather est lourd de menaces. Il lui fait penser à leurs premières rencontres. À l’après-midi entière qui avait été nécessaire pour qu’elle comprenne ce qu’il voulait à propos de sa signature. C’était pourtant si simple ! Il signait d’une croix, il voulait qu’on la prononce « Croix », voilà tout. « Crois que je suis capable de communiquer ». « Crois-le ». Ou encore « Je crois ». Heather avait souffert pour parvenir à le comprendre, mais cette fois aussi, elle avait réussi ! Tandis qu’aujourd’hui…
Heather est silencieuse. Elle a mal. Elle sait d’expérience qu’il parvient à communiquer, par le biais des courriels. Elle ignore le temps qu’il lui a fallu pour mettre au point ses « courriers-types », mais elle a aussi compris qu’il avait choisi de concentrer ses tentatives de  communication verbale sur le nom de ses tableaux. C’était le marché. Et aujourd’hui, elle le sent, elle va échouer. Bien que cet échec soit le premier, elle comprend intuitivement qu’il va refermer définitivement pour X la fragile parenthèse qu’il avait tenté d’ouvrir dans son mutisme. La paralysie cérébrale lui a volé la parole, le contrôle de tant de muscles, de tant de gestes. Sa peinture sort de ce néant. Une technique ? Il n’en a pas. Juste le jet sur la toile de ses frustrations. Supportables parce qu’au terme, il y a ce mot, ce nom. Le nom du tableau. La seule chose qu’il partage encore à coup sûr avec les spectateurs de son œuvre. Aujourd’hui, c’est fini. Elle échoue et il se retrouve seul.
C’est absurde. Mais c’est comme ça.
Sur la joue d’Heather, une larme solitaire coule.
Beuzo.
L’esprit d’Heather est un désert absolu.
Cela ne veut rien dire.

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