Les filles des forges
Digue digue dondon ce sont les filles des forges Ah, Paimpont… Digue digue dondon ce sont les filles des forges Digue digue dondon elles s’en vont à confesse Les filles des forges… C’est pas qu’elles menaient mauvaise vie, mais bon, quand on habite un lieu où passent tant de jeunes et beaux officiers de marine, venu prendre livraison, superviser la fabrication, bref faire leur commerce guerrier de canons, de boulets et autres armes… Et puis les filles des forges elles-mêmes étaient victimes de la réputation des lieux. Aux forges de Paimpont, une odeur de magie se rajoutait à celle des hauts fourneaux. Et oui, c’est que la forêt de Paimpont, hors de la région, les gens la connaissent sous son autre nom. Et par les lieux magiques qu’elle abrite. Le Val sans retour, le tombeau de Merlin… Eh oui. La forêt de Paimpont, c’est la forêt de Brocéliande. La forêt de la fée Morgane et de Merlin l’enchanteur. Alors forcément, des filles habitant tout près de la forêt, s’y promenant souvent, se retrouvaient sans même le vouloir avec la réputation d’être toutes un peu magiciennes. De frayer avec les fées. De connaître le secret des philtres d’amour et des potions de jouvence. De quoi attirer des beaux gars au métier dangereux et à la vie sentimentale.. agitée ! Digue digue dondon qu’avez-vous fait les filles C’est qu’elles étaient jeunes, jolies, et même le mauvais caractère et les bras puissants de leurs pères, maîtres de forge (quand tu soulèves de la fonte brûlante à la journée longue, c’est pas un jeune godelureau d’officier de marine qui va t’impressionner !), même les consignes de retenue et les interdictions de sortir étaient impuissantes quand elles décidaient de courir le Digue digue dondon j’avions couru les bals Mais tout de même. Tout de même… la religion était puissante, à l’époque. Alors on pêchait, certes, en pensée ou en action, mais on prenait des précautions pour « après ». On allait à confesse. C’est pas que le dieu chrétien ait toujours été le plus fort face aux fées, aux enchanteurs et à tout ce que la forêt pouvait receler de magie et de sortilèges, mais bon… Une petite précaution, hein, ça ne fait pas de mal… Et puis là, je me dis qu’il faut que je vous éclaire un peu sur le curé de la chanson. L’abbé Rannou, qu’il s’appelait. Et l’abbé Rannou, il avait un problème. Un problème avec sa vieille… Sa vieille habitude, comme il l’appelait. Il était juste plus capable. L’äge, la lassitude, va savoir. Plus moyen de la redresser. Et pas comme dans le temps, quand il était jeune, où il le faisait d’une seule main, sans effort. Non, maintenant, même en s’y prenant à deux mains, il n’arrivait plus… Et pourtant il en avait bien besoin, de sa vieille habitude… mais pensez pas croche, et écoutez un peu ! Faut vous dire que l’abbé Rannou, il n’était pas originaire de Paimpont. Et les bretons – comme beaucoup de peuples – sont sacrément xénophobes, pour ne pas dire racistes. Si t’es du village voisin, t’es un étranger. Du canton voisin, un lointain étranger. Méfiance… Alors comme l’abbé Rannou venait du département voisin, quand il avait été nommé à Paimpont, on l’avait regardé comme un extraterrestre. Un dangereux Alien… Mais ça ne dérangeait pas trop l’abbé Rannou, quand il avait été nommé. Pour lui, un curé ça doit avant tout être respecté. Pas forcément aimé. Et comme il était un descendant du légendaire Rannou de Saint-Michel en Grèves, il avait des arguments pour ça. Oh, il n’était pas aussi fort que son ancêtre qui – dit-on – à l’äge de neuf ans, était capable de briser de ses mains sept fers à cheval réunis. Mais l’abbé Rannou était un homme fort. Vraiment fort. Et lors de la première procession suivant sa nomination à Paimpont, il l’avait montré en parcourant tout le trajet avec son » habitude » à la main, dressée bien haut devant lui. Son habitude ? C’est vrai que je ne vous ai pas encore expliqué en quoi elle consistait, et peut-être que certains pourraient se méprendre… Ce que l’abbé Rannou appelait » sa vieille habitude « , c’était sa croix. Sa grande croix qu’il portait haut pendant les processions. Qu’il portait d’une main, dans sa jeunesse. Sa grande croix… En granit ! Vous imaginez bien que ses nouveaux paroissiens, quand ils avaient assisté à la scène, s’étaient dit qu’un curé capable d’un pareil exploit, mieux valait filer doux devant lui. Eviter le trouble. Faut dire qu’à l’époque, les curés ne se contentaient pas de donner des ordres de bonnes conduite. Ils les faisaient respecter, de force si nécessaire. Alors quelqu’un capable de porter d’une main une croix de granit… Et pourquoi » son habitude » ? Ben tout bêtement parce que l’abbé Rannou avait l’habitude de faire un tour en portant sa croix, les fois où il ne trouvait pas le sommeil. Et si le sommeil le fuyait, c’était souvent pour des raisons ayant plus de rapports avec la chair qu’avec l’esprit. Des raisons qui sont le plus grand ennemi qu’un curé puisse avoir. Mais ça, ses paroissiens ne le savaient pas, et quand quelqu’un rapportait avoir vu le curé, en pleine nuit, portant sa croix monstrueuse sur les chemins de Paimpont, la réputation de sainteté – et de force herculéenne – de l’abbé Rannou s’en trouvait renforcée… Sauf que depuis quelques mois, l’abbé Rannou avait un problème. Ses forces déclinaient. Et n’arrivait plus à soulever son habitude. Et sans démonstration de force, sans parler de ses » problèmes nocturnes « , il craignait bien de voir décliner la foi et surtout la bonne tenue de ses ouailles. Ça l’inquiétait tant, ce bon curé, qu’il n’en dormait plus. Il se trompait dans ses sermons, étant parfois obligé de passer au latin pour masquer son trouble et sa fatigue (enfin, à l’imitation de latin qu’il utilisait en pareil cas…). Il avait des trous de mémoire au beau milieu des oraisons. Il écoutait d’une oreille distraite les paroissiens venus se confesser. Enfin, au début. Parce qu’après plusieurs mois de ce calvaire (mois heureusement sans procession…) il ne pouvait plus attendre. Le pardon de Tréhorenteuc allait avoir lieu et il lui fallait faire quelque chose. Alors il s’était résigné à entrer dans la forêt. Il était allé prier à la fontaine de Barenton, étrange fontaine, jamais christianisée, dont l’eau – froide – bout en permanence. Fontaine dont l’eau, versée sur le perron même de la fontaine, avait paraît-il le pouvoir de faire venir l’orage. Utile en cas de sécheresse, ce qui arrive – CE qui arrive ! – parfois, même en Bretagne, n’en déplaise aux mauvaises langues… Le perron en question était d’ailleurs appelé le perron de Merlin. Merlin ! Ce mécréant, fils d’une nonne et d’un diable. Brrr… Malgré tout son courage, l’abbé Rannou en frissonnait… Mais pour rien. Sa prière n’avait rien donné… Alors pendant que la nuit se faisait plus noire, il avait pris la direction du miroir aux fées, dans le val sans retour. Le val où la fée Morgane, la demi-sœur du roi Arthur, enfermait pour toujours les amants infidèles qui avaient le malheur de passer. Pour se venger de l’un des siens qui l’avait délaissée. Certes, Lancelot, preux – et chrétien ! – chevalier avait rompu le charme et libéré les prisonniers. Mais… Arrivé au bord du miroir aux fées, l’abbé Rannou s’était agenouillé, avait récité tout ce qu’il connaissait de Pater, d’Ave, de Confiteor, et avait attendu, les bras en croix. Pas un bruit dans la forêt, sauf une fois, un léger craquement. Comme un moineau ou un écureuil… Et puis, soudain, une forme indistincte avait émergé du lac, devant lui. La noirceur l’empêchait de distinguer quoi que ce soit, mais l’apparition se mit à lui parler. Avec une voix de femme. Une fois rentré chez lui, l’abbé Rannou se dit que le plus dur était fait. Avant de se rappeler de ce que la fée avait dit. Se faire embrasser par une paroissienne venue se confesser ! Quelle honte de demander cela ! Quelle horreur ! Vous imaginez cela ? Et les rumeurs, que ne manqueraient pas de répandre ses ouailles s’il osait le leur demander, et qu’elles refusaient ! Non, la fée avait été bien plus vicieuse qu’il ne s’en était rendu compte dans la forêt. Il devait demander une fois et une seule, et que ce soit la bonne ! Espérant que celle qui voudrait bien l’embrasser tairait ensuite l’incident… Alors à chaque fois qu’il entendait une femme en confession, il était devenu particulièrement attentif. Mais en vain. Aucune ne lui semblait prête à entendre sa requête… Et les jours passaient, passaient. Finalement, la veille du pardon de Tréhorenteuc est arrivée. Et pendant la confession, ça n’a pas été plus encourageant que d’habitude. L’abbé Rannou passait la tête hors du confessionnal entre chaque pénitente, pour voir combien il en restait. Et quand la dernière est entrée dans le confessionnal, l’abbé Rannou a pris son courage à deux mains, de l’autre s’est signé et c’est dit quelque chose comme » quand faut y aller, faut y aller… » Et à la fin de la confession, il lui a fait sa demande… Digue digue dondon ma fille pour pénitence La paroissienne en question était une des jeunes filles les plus délurés de Paimpont. Pas particulièrement belle, d’ailleurs, du genre à porter des jupes bien trop courtes pour qu’on regarde ses jambes plutôt que son visage. Et connue pour aller plus souvent qu’à son tour faire de la botanique en forêt accompagnée d’un bel officier de marine. Il y eut un temps mort. Et l’abbé Rannou s’est mis à espérer. Mais… Digue digue dondon je n’embrasse point les prêtres Autant vous dire que l’abbé Rannou était complètement déprimé en sortant du confessionnal. Tellement las et triste qu’il n’a pas eu le temps de faire le moindre mouvement quand, au moment où il poussait la porte du confessionnal, sa dernière pénitente est apparue devant lui, s’est dressée sur la pointe des pieds, et lui a brièvement posé les lèvres sur sa bouche. Et puis elle s’est enfuie, ne faisant pas plus de bruit L’abbé Rannou a mis un peu de temps à s’en remettre. Mais il a constaté dès le lendemain, pendant le pardon de Tréhorenteuc, que les fées tiennent leurs promesses. Pendant le pardon qu’il a mené à bon port, tenant – d’une seule main ! – sa » vieille habitude « … Et lui aussi a tenu sa promesse. Jamais plus il n’a parlé – en mal ou en bien – de la forêt et de ses habitants. Et jamais bien sûr il n’a fait mention de sa rencontre nocturne avec une fée. Il a continué de mener son ministère d’une main ferme – une main de fer, et de porter sa vieille habitude dans les processions, pour le salut des ämes, et pendant la nuit, pour le repos de la sienne… Et s’il n’est pas mort, c’est qu’il vit encore ! Digue digue dondon ce sont les filles des forges |