Comme un bruit
Un bruit bougea. Lorsqu’il avait traversé le parcours, le long du lac, les déplacements et les conversations l’avaient masqué. Mais ils avaient cessé, et s’il ne bougea que peu, Rod l’entendit néanmoins.
« – Tu l’as vu, demanda-t-il à Jil qui, comme lui, avait sursauté.
« – Non, mais je le sens, tout près, répondit-elle.
« – Hier déjà, j’ai crû… Mais je n’étais pas certain. Maintenant,oui…
« C’est trop net pour en douter : il y a un bruit sur le parcours, murmura-« t-il à l’oreille de Jil, tout en se levant doucement.
Depuis quelques semaines ils parlaient de bruits. Des bruits. Pas de ceux que l’on fait, bien entendu. Ceux-là, nul ne s’étonne de les voir passer, brefs, précis, qu’ils soient longs ou ronds, claquants ou murmurés. Non, ces bruits-là étaient connus, classés, au-dessus de tout soupçon. Ils avaient d’abord parlé de bruits faussés, de bruits menteurs. Une incompréhension, un bafouillage, et un bruit quelconque, franc et sans bavure, semblait soudain hésiter, rebrousser chemin, tergiverser. Et sans que l’on en ait l’absolue certitude, il semblait bien que ce bruit eût changé. Changé !? Impensable… Et pourtant.
Plus tard, un jour où le soleil semblait hésiter sur l’horizon comme si, bien au chaud dans son ciel rouge, il trouvait l’eau du lac trop froide pour s’y plonger, un soir où Jil s’était plainte lors du dernier parcours, d’avoir été abandonnée par sa chance. Rod avait pris un air mystérieux, inspiré, et lui avait déclamé des sentences obscures et exotiques, où il était question de chance, de maîtrise, et de ceux qui de l’une dominent l’autre, comme les rênes un cheval.
Goguenarde, Jil avait raillé ses airs de vieux mandarin illuminé, et ensemble ils avaient éclaté de rire. Cependant, une fois ce fou-rire calmé, Rod avait pris un air pensif et avait commencé, sérieusement cette fois, à évoquer des rumeurs, des légendes, trop anciennes et trop vagues pour être tout à fait crédibles, trop connues et troublantes pour ne pas l’être du tout.
Depuis ce jour, rares étaient les discussions où le sujet du moment, quel qu’il fût, ne finissait pas par les ramener, tôt ou tard, directement ou non, sur ce thème.
D’abord simple échange de souvenirs, ce sujet avait insensiblement pris de l’ascendant. Sans en parler, ils y réfléchissaient. Un jour, Rod, fouillant sans but dans le grenier, se rendit soudain compte qu’inconsciemment il cherchait un vieux livre, du temps de son enfance. Et qui traitait de ce sujet.
Puis ce fut Jil qui fit état de précisions supplémentaires, extraites d’oubliettes dont elle ne se souvenait pas, une semaine plus tôt, qu’elles eussent un fond.
Tout cela s’accentua tellement, lentement mais régulièrement, que depuis une quinzaine ils ne vivaient plus que pour les bruits, s’étant mués en érudits sachant tout (et cherchant le reste) sur les tribus nomades de bruits informes, les bandes errantes de bruits délinquants, et les commandos mystérieux de bruits sauvages.
Car c’est de cela qu’il était question. Non pas les bruits déviants, détournés du droit chemin mais retournant assez vite au néant pour que, somme toute, leurs écarts de conduite disparaissent avec eux. Non, il était question de quelque chose de beaucoup plus fort, de beaucoup plus mystérieux et, qui sait, peut être de dangereux : des bruits sauvages, rebelles. Des bruits vivant leur existence propre, indépendante, sans que la trace de leur créateur perdure, si tant est qu’ils en aient eu un. Des bruits retournés à l’état sauvage, ni Dieu ni Maître, et d’autre limite que l’éternité, puisqu’ils semblaient ignorer la loi commune à tous les bruits, qui veut que tous finissent par retourner au néant de leurs origines.
Les légendes parlaient de ces bruits, plus encore que dans leurs souvenirs. Leur origine était supposée tantôt divine, tantôt humaine, tantôt comme un mystère de l’univers. Parfois issus d’un dieu, parfois d’un sage. Les légendes ne semblaient en fait d’accord sur rien, hormis l’existence de ces fameux bruits.
Et soudain ce bruit qui bouge, tellement à-propos et tellement fou que le calme champêtre du parcours parût soudain prêt à grouiller d’horreurs et de merveilles.
« – Approchons-nous, dit Rod à voix basse, se tenant accroupi comme un « chat sur le qui-vive.
Acquiesçant silencieusement, Jil se releva à son tour, et avança lentement vers l’Est, dans la direction d’où venait le bruit. Elle marchait à demi-courbée, précautionneusement, prenant garde à ne pas produire le moindre son. A ses côtés, Rod faisait de même lorsque soudain il se figea et posa sa main sur l’épaule de Jil. Comme elle s’arrêtait et l’interrogeait du regard, il lui montra du doigt la direction du trou le plus proche, cercle de verdure dans la rouille de l’automne. Au bord du cercle, affichant la fausse insouciance du fauve prêt à bondir, le bruit était là. Immobile.
Rod tressaillit, retenant avec peine une envie de bondir, de capturer ce bruit extraordinaire, comme un trophée qu’il exposerait… Impulsion stupide se dit-il. Aussitôt que je m’élancerais, il s’évanouira et tout sera gâché.
Comprenant les pensées de Rod pour avoir eu les mêmes au même instant, Jil se retourna vers lui, sur le visage un air de victoire et de crainte mêlées. « Que faire ? » disait son regard. « Je l’ignore… » répondait la moue de sa bouche, close par la crainte de rompre en parlant la magie du moment.
Alors le bruit changea, devint plus profond, plus explicite.
« – J’existe, disait-il. Né ou créé, qu’importe. Un géniteur est toujours un « créateur, qu’il soit une étoile, un dieu, un homme ou une montagne. « J’existe et vous le savez. Vous me voulez et vous savez qu’aussitôt « capturé je m’évanouirai, retournerai au néant. Vous savez que ma « liberté est la condition de mon existence… »
Oh bien sur, il ne « disait » pas cela. C’était juste un bruit. Mais Jil et Rod comprenaient dans ce bruit tous ces mots et bien d’autres encore. Ce bruit à lui seul contenait toutes les légendes, les annulant et les complétant. Il parlait des immensités parcourues, dans l’espace et dans le temps. Il racontait les tempêtes des étoiles et les pleurs de la brume. Il disait « J’existe. Tu me sens. Tu me crées si tu me crois ».
Jil se détourna la première, de l’eau dans les yeux. Rod lui prit la main, murmura « Merci », et se détourna à son tour. Lentement, ils remontèrent la colline, les yeux dans les nuages. A la lisière du bois, ils s’arrêtèrent et regardèrent en arrière. En bas, le bruit s’éloignait lentement, s’estompant petit à petit. Jil enfouit son visage dans le cou de Rod. « J’y crois… » murmura-t-elle.
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