Lit de mer
Cette nouvelle a reçu le 3ème accessit « Nouvelles » au concours Arts et Lettres de France 2004. Elle a également été publiée en octobre 2003 dans la revue « Chemins de traverse ».
Il est assis. Parfois le vent de mer dessèche son visage. Parfois c’est la pluie qui lui fait des larmes qui semblent sans fin. Le jour, il est assis sur ce banc, face au vide. De temps à autre, les jours de calme plat, il se dresse d’un bond, scrutant une ride dans l’eau. Il la fixe l’air inquiet, comme décidé à s’envoler dans une action de lui seul connue. Puis se voûte, baisse la tête, et se rassoit. Ces jours là, il ne chante pas.
Un jour, il n’était pas là. Le lendemain, il était très agité. Comme un enfant attendant un cadeau, ou un insomniaque aux petites heures du matin. Il se tournait. Croisait les jambes et les décroisait. Sortait une cigarette, oubliait de l’allumer, pour finalement l’écraser méticuleusement – mais d’un air distrait – un quart d’heure plus tard.
Certains jours, il chante. Ce sont souvent les jours de beau temps. On s’aperçoit soudain d’un son que l’on entend depuis quelques secondes…. ou quelques minutes. Si faible au commencement, comme de ces gémissements que l’on pousse parfois, quand, concentré, on en bloque sa respiration. Mais celui-là s’amplifie graduellement, sans pour autant devenir très sonore. Il s’étoffe, s’harmonise, et devient petit reconnaissable : il évoque une berceuse, fredonnée lèvres serrées. Et lentement, sans même en être vraiment certain, on se dit que c’est lui qui chante ainsi.
Parfois la chanson est douce, presque joyeuse. Parfois elle dérive lentement pour devenir un chant de peine, de souffrance lointaine et constante. Ces jours là, même l’étranger qui passe, ignorant tout, comprend que l’histoire de cet homme n’est sûrement pas heureuse.
Un jour, il s’est retourné et m’a regardé. Il ne regardait pas simplement dans ma direction, non. Il me voyait et me regardait. Et malgré la distance, dans son regard se lisait la compréhension, la complicité, presque. Il savait que je le connaissais, que j’avais tout vu. Un moment, je me sentis tellement proche de lui que j’eus l’impression d’être à sa place et de me regarder. J’étais moi et pourtant j’étais lui. Son histoire, sa peine. Il n’était peut-être pas si vieux qu’il en avait l’air, après tout. Ces cheveux broussailleux et abimés par le sel, cette barbe de cap-hornier pouvaient très bien dissimuler beaucoup de souffrances plutôt que beaucoup d’années.
Je le revois le jour où elle est venue. Un jour d’été, chaud et lumineux, le vent à peine assez fort pour rider la mer. Il était assis sur le banc, comme cela lui arrivait parfois. Il aimait cet endroit, autrefois. Elle était apparue, sans qu’il la remarque, et s’était assise au bord de l’eau. Sitôt qu’il l’avait vue, son visage s’était figé.
Et progressivement, un air profondément heureux s’y était peint. Pas de cet air un peu niais que l’on voit dans les films, chez les acteurs censés vivre un coup de foudre. Il avait un air de certitude absolue, un regard affirmant que peu importent les événements et les actes, ce qui ne peut qu’arriver arrivera. L’air d’un homme qui termine, surpris, un voyage qui lui parait long à l’instant même où il le découvre.
Il a souvent cet air, les jours où il chante. Peut-être a-t-il fredonné ce jour là.
Alors elle a commencé à se déshabiller. Lentement. Avec aux lèvres un léger sourire, elle retirait ses vêtements, puis ses sous-vêtements, un par un, les pliant soigneusement à côté d’elle. Pendant ce temps lui ne bougeait pas, détaillant ce corps et ce visage avec toujours ce même air. Il lui souriait. Quand elle fut nue, elle se leva, se retourna, et lui sourit à son tour. Il commença à lever une main de ses genoux, puis la reposa lentement. A quoi bon se presser ? Tout était dit…
Elle se détourna et marcha vers l’eau. Quand elle l’atteignit elle s’arrêta, leva les bras et s’étira. Puis elle entra lentement dans l’eau et marcha, doucement, jusqu’à disparaître. Quelques vagues s’éloignèrent en cercle, puis l’eau se figea à nouveau.
Je n’avais pu bouger. Quand mes yeux finirent par être crû de mon esprit, l’accablement me cloua au banc, m’empêchant tout autant d’agir. Le jour s’écoula.
Parfois j’ai pitié de ce vieil homme. Quand le vent d’hiver me gèle, et qu’il est assis sur son banc regardant la mer, ce dernier lit de sa compagne. Quand la neige qui fond dans son cou me glace le dos. Ou même quand son regard mort ignore le soleil. J’ai pitié de lui bien qu’il soit un peu fou. Mais qui ne le serait devenu… |