SF&F – Adam

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Adam

– Adam ouvre les yeux et me regarde. Je ne m’attendais certes pas à des premiers mots dignes de passer à la postérité, mais je dois avouer que je suis quand même un peu déçu quand il ouvre la bouche d’un air idiot et me regarde en disant : « hein ? »

Je sens que ça ne va pas être facile…

Je passe sur les premiers jours, véritablement affligeants. Heureusement que c’est moi qui décide quand les choses s’arrangent (et dans une certaine mesure, comment) car si j’avais dû supporter ça plus d’une semaine, mes nerfs n’auraient pas tenu le coup.

Ah oui, tant que j’y suis, débarrassons-nous immédiatement des contradictions, car il n’y en a pas. Tout au plus des contradicteurs, mal informés. Euh… Je suis vraiment obligé de dire tout ça ?

– Oui, on a dit que tu jouais le jeu jusqu’au bout.
– D’accord… Alors quand je dis « une semaine » ou « mes nerfs », n’allez pas tirer des plans sur la comète et conclure que je suis à l’origine du calendrier grégorien, ou de forme humanoïde sensible aux humeurs et aux hémorroïdes, même si j’ai les fesses bleues. Peut-être que cette semaine de ma patience vaut pour vous quinze milliards d’années. Ou une nanoseconde, allez savoir. Et mes nerfs se mesurent peut-être en bras de galaxies. À moins qu’ils ne soient un espace au-delà de l’espace que vous percevez. Alors pour communiquer, pour me mettre à votre niveau – ce qui, sans vouloir aucunement être vexant me force à aller bien bas dans l’échelle de mes capacités – je suis contraint d’user d’images, de paraboles. D’analogies. Voilà pour ma « ressemblance » avec vous. Et la chose vaut aussi pour l’usage du masculin. Une telle limitation est risible, mais m’économise de la salive, de l’encre et des électrons. Fin des analogies, exit le « Dieu nous a créé à son image. » De toute façon, j’avais trop bu, le jour où j’ai laissé échapper cette plaisanterie.

Revenons à Adam, qui a fini par émerger suffisamment des brumes du néant pour donner une imitation passable d’un interlocuteur digne d’une conversation.

En tout cas je le croyais.

Mais je dois avouer que j’ai été désagréablement surpris quand j’ai vu à quel point il avait la tête dure. J’ai tenté de reprendre le contrôle de sa volonté, mais à ma grande surprise, pour la première fois je n’y suis pas entièrement parvenu. Certes, il s’est brusquement tu, mais au lieu de s’asseoir devant moi comme je lui en donnais l’ordre, il est resté debout, l’air buté, les bras croisés, avec un regard de défi.

J’étais surpris. J’étais même confus. Je me suis rendu compte que l’apparente facilité de la création m’avait rendu par trop confiant. Certes, les premiers jours il a obéi à mes ordres. Mais justement, il ne s’agissait que d’ordres. Il répondait à mes questions et il m’écoutait. Ne serait-ce que le temps nécessaire à l’acquisition d’un langage assez élaboré pour que je prenne le risque de l’ennui mortel d’une conversation avec ma… chose ?

Pourquoi, d’ailleurs, discuter avec sa création ? Par définition, mes pouvoirs étant infinis ou peu s’en faut, je sais tout d’elle. De son passé comme de son futur. Pourquoi donc perdre mon temps en lui parlant de son présent ? Et de toute façon le temps, c’est aussi ma création.

Mais j’aurais dû écouter mes géniteurs quand ils me reprochaient mon excessive confiance en moi. J’avais cru le travail achevé avec Adam devant moi, sain et aussi vierge qu’une page blanche. Et voilà que je faisais l’inutile, le ridicule, que je m’abaissais à « discuter » avec lui, pas comme avec un égal mais… Au moins comme un être conscient. Et donc – forcément – un individu respectueux, car sachant ce qu’il me doit. Et à la première occasion voilà ce que j’obtiens en guise de respect : insolence et insubordination.

Oui, j’aurais vraiment dû écouter mes géniteurs quand ils me reprochaient mon côté « lait sur le feu. » C’est vrai que j’ai un peu perdu le contrôle de mes nerfs. Pas sûr que mes paroles et mes actes aient vraiment été digne d’un Créateur avec un grand C…

Quoi encore ? Mes géniteurs ? Qui sont ces géniteurs dont je parle ? Vous faisiez quoi, vous, pendant que je m’expliquait là-dessus, il n’y a pas cinq minutes ? Vous dormiez ? Bon, ça suffit. Je sens que je vais encore m’énerver. On va en rester là pour le moment, d’accord ?

—-

C’est pas vrai ! Mais qu’est-ce que j’ai fait à l’univers pour qu’il me punisse de cette manière ? J’ai rien demandé à personne, moi. J’avais le cosmos entier. J’étais l’univers. Vaste, sans limites et sans répétition. Je pouvais me baigner dans les fontaines des supernovae, voler dans les queues des comètes, écouter la musique des trous noirs. Et tout à coup, sans préavis et sans raison, on me condamne à cette prison ridicule ? On… C’est Lui. Yav. Ou un autre des innombrables noms et surnoms qu’il utilise quand il parle de lui-même. C’est à dire tout le temps. Il passe son temps à raconter ses exploits, à célébrer son génie et à chanter ses louanges. Et apparemment, ça ne lui suffit plus. Il a remarqué que je sais m’exprimer aussi bien que lui maintenant. Et il n’a rien trouvé de mieux que de m’annoncer qu’il était temps que ce soit moi qui les chante, ses maudites louanges !

Ben voyons !

C’est lui qui me colle dans la merde noire où je suis – et soit dit en passant c’est pas seulement une image, à force de manger surtout des pommes, je commence à être sérieusement dérangé côté intestinal. C’est donc le tortionnaire qui m’a arraché des ravissements éternels dans lesquels je baignais avec volupté depuis des éons qui voudrait que je célèbre sa bonté et sa grandeur ? Et il s’étonne que je ne sois pas ravi-ravi ?

Je t’en foutrais moi, de son soit-disant paradis. C’est lui le réalisateur et le seul public de son film, alors il peut bien en dire ce qu’il en veut. Mais je vous parie une caisse de pommes que si vous le montriez à une audience plus large, l’avis général du public risquerait fort de déplaire au Grand Manitou. D’autant qu’il est du genre susceptible. Colérique, même. Cette fois-là, si la seule justice existante n’avait pas été la sienne, j’aurais été porter plainte. Dès que j’en aurais été capable, ce qui aurait pris du temps. Faut dire que c’est un violent, Dieu. Il ne maîtrise pas toujours sa force, je suis bien placé pour vous en parler. Quand je pense à tout ce dont j’étais capable de faire avant… Avant qu’il ne s’occupe de moi. Quelle perte. Quel gâchis.

—-

– On reprend, puisque tu insistes.
– J’insiste.
– Hmm… Tu vois, quand je joue vraiment le jeu, ça m’énerve. Ils sont tellement ratés.
– Mais non, tu es trop dur avec toi. On ne peut pas gagner à tout les coups. Et puis c’est la première fois que tu tentais ta chance avec un primate.
– Mauvais choix. Trop d’hormones. La seule façon de les faire marcher droit, c’est de les abrutir, d’une manière ou d’une autre. Et dans ce cas-là, ils perdent beaucoup de leur intérêt, car ils n’ont plus aucune initiative. Aucune initiative raisonnable, en tout cas.
– Mouais, tu as peut-être raison. Mais je pense que tu aurais perdu ton temps de la même façon si tu avais continué avec… comment les appelles-tu, déjà ?
– Les cétacés ? Non, je n’aurais pas perdu mon temps. Il aurait suffit que je règle les problèmes spécifiques de la vie en milieu aquatique, et je te parie qu’ils auraient fait des merveilles.
– « Il aurait suffit ». Comme tu dis…
– Oh, ne sois pas exagérément sarcastique. Je sais bien que j’ai perdu cette manche. C’est même pour ça que je n’ai plus le goût de continuer.
– C’est pour ça que tu vas continuer. Je vais te proposer un quitte ou double.
– En repartant de la situation actuelle ? Tu rêves ! Je ne vais pas continuer alors que…
– Pas toi ! Moi !
– Toi ?
– Parfaitement. Écoutes-ça…

—-

Je sens que c’est une arnaque. Je ne sais pas en quoi, mais je suis certain qu’il y a un coup fourré quelque part. « Une petite expérience », qu’il a dit. Mouais. Je demande à voir. Et d’abord cette « créature » qu’il m’a amené, elle ne me dit rien de bon. Trop étrange. Trop dure à comprendre. Elle a l’air de savoir des choses que j’ignore. Et puis cette sombre histoire de « garder » un arbre sans y toucher, alors que ça grouille de ces fichus pommier dans le secteur, franchement, je ne vois pas l’intérêt. Je vais la laisser faire ce qu’elle veut sans m’en préoccuper, et me contenter d’attendre la prochaine lubie du grand patron. On verra bien. Mais je ne me laisserai pas marcher sur les pieds indéfiniment, et s’il cherche la bagarre, il l’aura. Je n’ai pas pu l’empêcher de me cloîtrer dans ce corps, mais je ne vais pas me laisser dicter ce que je dois faire tout le reste de mon existence, même si je lui la doit. Oh, par prudence je ferai les sourires et les prosternement qu’on me demandera, mais par derrière…

Ah il se croit malin, le Yav. Eh bien qu’il attende de voir à quel point je peux être buté, tiens…

—-

– Bon, je t’accorde qu’il n’y a vu que du feu et qu’il t’a pris pour moi. Mais qu’est-ce que ça prouve ? Je me tue à te répéter que le coup est raté et qu’il vaut mieux abandonner la partie.
– Mais non ! Tu es bien trop pessimiste. Tiens, je vais te remonter le moral, on va faire quelque chose de drôle. Je continue à jouer à ta place, et je te parie que quoi que je lui fasse, il ne se rendra pas compte de la substitution. Imagine : il va ME prier en chantant TES louanges et en vomissant sur MOI. Tu imagines la scène ?
– … ouais, ça peut être assez drôle. Mais c’est un peu puéril, non ?
– Puéril ? Et puis même. Si on ne peut plus s’amuser, franchement, l’éternité va être longue ! Allez, on fait une séquence de plus. Tiens, je me sens en veine d’imagination. On va… On va lui faire croire qu’il est l’élu et pour le féliciter…
– On lui tape dessus ?
– C’est à peu-près ça. On commence ?
– Vas-y Satan. À toi de jouer. T’es un sacré comique, toi. Tu sais…
– Quoi ?
– Ben… Dès fois, je me dis que je n’aurais jamais tenu le coup si je ne t’avais pas eu avec moi, frérot.
– Bah, c’est tout naturel…

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