SF&F – La vieille chinoise

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La vieille chinoise

Une vieille chinoise. Une maudite vieille chinoise au beau milieu de la piste cyclable. Qui m’oblige à piler. Elle regarde à droite et à gauche, mais c’est comme si elle ne voyait rien. Cela doit d’ailleurs être à peu-près le cas : pas possible qu’elle distingue quoique ce soit derrière ses énormes lunettes de soleil modèle Grace Kelly, surmontées voire masquées par un chapeau de paille à ruban genre « Autant en porte le vent ». Je pile donc.

Au moment où, après avoir pris une grande inspiration, je vais ouvrir la bouche et lui faire part de mon énervement, elle me regarde. Droit dans les yeux. À travers l’épaisseur de ses lunettes ridicules, je distingue des prunelles noires dardées sur moi. Je vois des trous noirs, des cercles de plus en plus grands qui engloutissent tout, en un instant. Je voudrais vaciller, mais plus rien n’existe, rien de tangible, rien de palpable, et je m’abîme dans une sorte de chute immobile qui n’en finit pas.

Ou plutôt si.
Brutalement.
Sans solution de continuité, l’image initiale, réapparaît, tandis que je trébuche pour de bon. Heureusement pour tout le monde, ma vitesse était quasiment nulle, et mon déséquilibre peut passer pour un instant de distraction. Par réflexe je regarde le sol où j’ai craint de m’abattre. Ce n’est rien. Un étourdissement, comme on dit. Je reprends pied et je relève la tête. La vieille a détourné la sienne et – miracle – semble se diriger vers le côté de la piste cyclable. Victoire, je peux repartir…

Je démarre prudemment, encore tout saisi de ce qui vient de se passer. Prudence. Je relève les yeux et vois passer, au croisement suivant, une voiture qui fait crisser ses pneus. Prudence, ouais. Celui-là n’a pas dû marquer l’arrêt plus longtemps qu’un battement de cil. Heureusement que je n’étais pas en train de traverser…

Je rentre chez moi.

Soirée tranquille, morne. Un peu de web, un peu de lecture. Au lit. Je m’endors vite, mais la nuit est agitée. Pleine de rêves étranges et de sensations désagréables qui me ramènent à la lisière de l’éveil, de nombreuses fois. Le réveil sonne et me tétanise comme une alarme.

Je pars travailler, mais alors même que je commence à rouler, la tête et le ventre vide, l’idée se fait jour dans mon esprit. De la menthe. De la menthe séchée. Il m’en faut. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je sais juste qu’il m’en faut. C’est stupide, irritant et insupportable. Je vais tenir ainsi, les dents serrées, jusqu’à 10 h 15. Là, la pression sera trop forte. Après avoir bredouillé une excuse incompréhensible, je prends mon sac et sors. Ré enfourche mon vélo. De la menthe fraîche… Enfin non, séchée, mais fraîche. Enfin, je me comprends. De la bonne, en tout cas. Bio. Mais où vais-je trouver ça ? Sans vraiment m’en rendre compte, déboussolé que je suis, je prends la direction du marché Jean Talon, comme si j’allais faire mon marché de fin de semaine. C’est loin, mais j’y trouve de la menthe. De la bonne. Fraîchement séchée. Et bio. Je retourne au bureau.

Le reste de la journée se passe bien. Je mets sur le compte de la mauvaise nuit l’étrange épisode de la matinée. Au retour du repas, je l’ai quasiment oublié. C’est au moment où je pousse la porte du bureau, après ma pause-café de l’après-midi, que la seconde attaque a lieu. Du papier à cigarette. Interloqué, je reste quelques instants dans l’entrée, avant de reprendre la direction de mon poste. Du papier à cigarette. Oui. J’en ai, mais il n’est pas à l’eucalyptus. À l’eucalyptus ? Oui, apparemment c’est ça. Eucalyptus. C’est certain. Le mot « koala » flotte également à la lisière de ma conscience, mais j’ignore s’il s’agit d’une marque ou d’une simple association d’idée entre l’eucalyptus et l’animal dont il est le met favori. Du papier à cigarette, bien, bien. Je replonge dans mon travail. En vain.

J’ai dis que j’avais oublié les évènements de la matinée, et c’était vrai. Tout comme il est vrai qu’ils me reviennent instantanément en mémoire à cet instant précis. Avec le sentiment écrasant qu’une épreuve incontournable m’attend à nouveau. Le fardeau de la compulsion est si fort qu’il me cloue littéralement sur place, le regard vissé à mon écran, aussi immobile qu’un papillon mort. Une heure s’écoule, approximative et floue. Épaisse. Finalement, le battement monte de ma poitrine à mes tempes, puis à mon front, à mes yeux. Je commence à me tortiller sur place, à danser d’une fesse sur l’autre comme si j’étais atteint de la danse de Saint-guy. Deux minutes à peine de ce régime ont suffit à me dresser sur mes pieds pour me faire prendre la direction de la sortie, comme un automate.
Comme un fou, plutôt. C’est ce que je me dis dans l’ascenseur.
Une fois sorti, direction le dépanneur du coin. Qui répond négativement à ma requête. Tout comme son collègue du coin de la rue. Et le suivant, un bloc plus loin. Je commence à sentir une sueur épaisse me couler le long de la colonne vertébrale, tandis que ma respiration se fait haletante. Le quatrième marchand de tabac doit prendre pitié de moi, et me conseille une boutique vendant des produits pour fumeurs… de cannabis, située dans le quartier latin. Je mets le cap sur l’adresse comme un alcoolique vers son bar préféré. Sur les lieux, dans une ambiance d’encens et de gongs indiens, un vendeur déguisé en caricature de hippie tendance Woodstock me répond – enfin – favorablement. Oui, il vend du papier à cigarette à l’eucalyptus. De la marque Koala. « Du bon » ajoute-t-il, en ricanant bêtement. Je bafouille stupidement : « ce n’est pas pour moi » et il se croit obligé de me gratifier d’une sentence rassurante : « T’inquiète pas ! Avec ça, tout va s’éclaircir… » Sans répondre à cet aphorisme qui doit sans doute plus au THC qu’à la philosophie, je paye et je sors.

Que faire ? Je me retrouve, désœuvré, ne sachant que penser de mes étranges acquisitions. Que faire, oui. Eh bien, aller y réfléchir dans un parc, sur un banc, voilà qui paraît sensé. Le carré Saint-Louis me tend les bras, je le rejoins et m’y installe. Une fois confortablement assis, je pose sur mes genoux mes deux paquets de feuilles, dans leurs emballages respectifs. J’ôte une feuille du carnet Koala. La remplis de feuilles de menthe séchées et commence à rouler un joint de belle facture. Une fois la cigarette terminée je la regarde sans bien comprendre pourquoi je l’ai confectionnée. À moins que… Non, ce serait trop dingue ! Bah, après tout, au point où j’en suis…
Je remballe mes feuilles de menthe et d’eucalyptus dans mon sac, range le « joint » dans mon paquet de cigarettes, et enfourche à nouveau ma bicyclette. Retour vers le centre-ville, vers un tronçon bien précis de piste cyclable. Quand j’arrive à l’intersection, je vois aussitôt la silhouette et je sais que c’est elle. Rien que le chapeau de paille me l’assurerait. J’avance vers la vieille, ralentis, m’arrête. Elle me fixe droit dans les yeux, aussi expressive qu’un poisson rouge à Ray-ban. Incertain, je fouille ma poche, extrait mon paquet de cigarettes et de ce dernier le joint de menthe à l’eucalyptus. Je le tends à la vieille chinoise, qui le saisit sans manifester la moindre surprise, ce qui n’est pas mon cas. Comme elle continue de me regarder fixement, j’ose :
– C’est pour fumer ?
– Fumer ? Non !
Avec un gloussement elle secoue la tête. Et me montre la tasse pleine d’eau fumante qu’elle tient dans la main. Dans laquelle elle jette mon « joint. » Ce qui ne m’éclaire pas pour autant. Et tout ce que je trouve à dire, c’est :
– Mais pourquoi ? Et pourquoi l’eucalyptus ?
– L’eucalpytus ? Parce que ça éclaircit tout. Éclaircit la gorge. Allez !
Le dernier mot est accompagné d’un geste tranchant de l’autre main, semblant signifier « fin de l’intermède. » Et de fait, la vieille chinoise me contourne et s’éloigne. Je la quitte des yeux pour fixer le ciel et lui demander des explications. Deux secondes de prières vaines. Quand je me retourne à nouveau, la rue est vide, la vieille chinoise a disparu. Elle a dû rentrer chez elle…

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