Bik’r
Il dévale la courbe au ras de la bordure. Le compteur approche les quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure, et il serre les poignées à s’en faire mal. Une fois, il y a deux ans, alors qu’il utilisait encore son vieux modèle bien moins rapide, il avait eu un moment de relâchement, précisément à cet endroit. À l’endroit précis où une fissure courait sur la chaussée. Le verdict ne s’était pas fait attendre : condamnation à la chute immédiate, sans sursis. Et encore, il s’en était tiré avec pas mal de chance. Une foulure du poignet droit, quelques éraflures, rien de bien grave. Mais depuis, il redouble d’attention, notamment – mais pas seulement – à cet endroit. Il est adepte du bik’r. Cet mode, née presque dix ans plus tôt, est le pendant écologique des courses sur route improvisées, où des amateurs de vitesse et d’adrénaline se lancent des défis, impromptus ou planifiés, et rivalisent d’audace et d’inconscience en traversant le trafic comme s’ils étaient seuls en « piste.» Le bik’r – prononcez « baïkeur », mot provenant vraisemblablement de l’américain « bike run » – procède de la même méthode, à ceci près que ses adeptes, adolescents plutôt que jeunes adultes, utilisent des bicyclettes. Mais attention, pas le modèle de grand-papa, avec guidon « tour de France », chaîne, pédalier et patins de freinage appuyant sur la jante, non ! Pour figurer comme digne participant dans un bik’r, le dernier cri du matériel est un incontournable. Des vélos profilés, carénés, embarquant un concentré de technologies à faire rosir d’envie un ingénieur de la NASA… à l’époque de la conquête lunaire. Freins à disque au carbone, récupérateur d’énergie, boite de vitesse électronique, tout y passe. D’ailleurs c’est le moment de lâcher le « booster.» Plus qu’un accessoire de vitesse, ce dernier est plutôt le détournement d’un dispositif de confort, en l’occurrence un récupérateur d’énergie cinétique à très basse friction, emmagasinant de la puissance dans les descentes pour fournir une assistance à la traction dans les montées. Ce système, ne cessant d’évoluer et de se perfectionner, est en fait l’une des bases du bik’r. Très tôt après son apparition sur les modèles de haut de gamme, des petits malins ont découvert comment trafiquer leur machine pour faire restituer la puissance emmagasinée non pas sous la forme d’une poussée supplémentaire faible mais de longue durée, mais plutôt de manière brutale et soudaine, comme une fusée d’appoint venant soudain, pour quelques secondes, transformer une tranquille bicyclette en un engin aussi rapide – et aussi stable – qu’un dragster. Très tôt aussi, ce genre de « personnalisation » avait été interdite. Mais interdisez quelque chose à un adolescent et… Sa monture est équipée d’un booster de tout premier ordre, à base de composant alliant chimie de pointe et nanotechnologies, et offrant une montée en puissance rapide et sans aucun à-coup avec une efficacité redoutable. Un jour, il a pris le risque calculé de le déclencher en passant devant un panneau mobile de contrôle de vitesse, installé à cet endroit par les forces de l’ordre pour prévenir les conducteurs – tel que la loi sur l’équité policière leur en donne l’injonction – d’une prochaine campagne de contrôle. Il a installé en bonne place deux témoins et s’est assuré de l’absence de tout policier à l’horizon. A son passage, le panneau a clignoté un instant puis affiché – valeur certifiée par les témoins – le chiffre flatteur de deux cent douze kilomètres à l’heure. Pas un record du monde, mais tout de même une performance plus qu’honorable, digne d’un professionnel. Quand on pense qu’il n’y a pas si longtemps, les cyclistes professionnels n’atteignaient même pas les cent à l’heure en descente, alors qu’ils dévalaient des routes de montagne lors de courses officielles… Allez, longer la grosse bâtisse en briques, passer le dernier poteau de sa clôture, à l’endroit où la courbe s’ouvre et la rue commence à monter, là ! Il appuie sur le bouton et le sifflement du vent devient en deux secondes un hurlement. La peau de ses joues s’étire, abaissant ses paupières qu’il doit lutter pour maintenir ouvertes. Le signal lumineux et sonore du carrefour est franchi dans un bruissement flou, une bonne quinzaine de mètres devant le premier véhicule qui va couper la route. Son observation au sommet de la côte était parfaite, pas le moindre risque n’est pris. Il traverse l‘intersection et se trouve déjà loin quand la première voiture qui va couper l’intersection fait entendre son avertisseur. « L’idiot » pense-t-il, tout empreint d’un sentiment de puissance. Le booster s’arrête et la pression de l’air le freine rapidement, en dépit de sa position à l’aérodynamisme recherché. Il négocie tranquillement le virage suivant… et doit piler pour ne pas s’écraser sur le barrage de police. Merde ! Instantanément il est pris de sueurs. C’est plus fort que lui, en situation de stress, il se met à suer comme un damné. Impossible de contrôler cela, et cela le perturbe d’autant plus qu’il sent distinctement l’odeur aigre de sa sueur, et sait que les policiers la sentent aussi. L’odeur de la peur… Le plus âgé du groupe des policiers – le chef de la patrouille ? – s’avance vers lui d’un pas nonchalant. Bronzage de star hollywoodienne, faux-pli impeccable et lunettes à verres miroir. À croire que la Police ne fait pas des recrutements mais des castings de cinéma. C’est Big Chief, comme on le surnomme. Un métis arrivé là par la grâce de la discrimination positive et d’un physique avantageux. Il le connaît bien, et c’est réciproque. Seul voire avec un seul collègue, il peut être charmant. Respectueux de la hiérarchie implicite qui fait que par définition les riches sont moins coupables. Qu’un simple avertissement leur suffit quand les pauvres doivent goûter à toute la rigueur de la loi. Mais quand il est à la tête d’une escouade comme aujourd’hui, on dirait qu’il s’applique à jouer le rôle du « gentil policier indien qui devient la pire des peaux de vache devant ses collègues pour affirmer son intégration. Fin de citation. D’un air faussement navré, ce dernier l’interpelle : Le flic se retourne, le toise de ses verres brillants comme des yeux d’E.T. et hoche la tête : Big Chief fait un pas de côté et l’invite à en faire autant. Sous cet angle apparaissent les files perpendiculaires, et les véhicules qui s’approchent du carrefour. Big Chief pénètre dans l’hologramme et pointe du doigt une corvette rouge : Atterré, il est en train d’essayer d’imaginer quelle va être la réaction de son père quand Big Chief porte le coup de grâce : Il est anéanti. Et c’est sans même une réaction qu’il voit soudain s’approcher du barrage la limousine de son père. Oh non ! Tout mais pas ça ! Il se met à trembler sans pouvoir se contrôler quand l’immense voiture s’arrête, que le chauffeur sort, en fait le tour et vient ouvrir la portière arrière. Son père sort, arborant un air furieux, et fonce droit sur lui. Il tente de se retourner, de fuir, mais il a l’impression de nager dans la mélasse, ses gestes sont d’une lenteur exaspérante, sans qu’il ne puisse rien y faire. Le visage furieux de son père se rapproche encore, une main se lève et il sent son scrotum se recroqueviller tandis que la peur lui noue les entrailles. Suffoquant, il lève maladroitement un bras pour se protéger… Et se retrouve soudain dans la pénombre de sa chambre, haletant et couvert de sueur. Les draps sont entortillés autour de ses jambes, et il s’empresse de les rejeter sur le côté, tout en reprenant lentement son souffle. Il pivote et cherche son réveil-matin des yeux. 5H45 lui répond le cadran. Quel cauchemar ! « Si c’est ça l’avenir technologique que mon inconscient imagine, ce n’est pas encourageant ! » Mais bientôt, au fur et à mesure qu’il retrouve ses esprits et son calme, son visage retrouve le sourire. Il repense aux détails étonnamment précis de son rêve. Quelle connerie ! Et quelle imagination… Certification militaire SCL5 pour les systèmes de la Police, et puis quoi encore ? Le jour où un système informatique lui résistera n’est pas encore arrivé, celui de la Police encore moins qu’un autre ! Il le regrette presque, parfois. Regrette de devoir régulièrement faire retourner au néant l’enregistrement de ses records de vitesse dûment enregistrés par ces braves idiots de policiers. « Bah, l’essentiel est que moi, je les connaisse, mes records » conclut-il. Et d’ailleurs … C’est aujourd’hui qu’il va tester son nouveau compresseur à nanoparticules. Autant profiter qu’il s’est réveillé tôt. « Allez, en route, champion ». |