SF&F – Kazi et Sophie

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Kazi et Sophie

Au début, il avait cru remarquer du nouveau, dans le jardin. Oh, pas grand chose… Plutôt la sensation d’une différence, comme si quelqu’un avait déplacé les choses, puis les avait remises à leur place. Mais pas tout à fait. Il s’était dit qu’il faudrait aller voir de près. Et puis hier, juste après le déjeuner…

C’est Kazi qui l’a vu le premier. Oh, il n’a pas de mérite particulier, c’est juste qu’il se trouvait derrière la vitre, à regarder le jardin, comme à peu près tous les matins. Alors, quand il a été certain de ce qu’il voyait, il a été chercher Sophie. Il l’a pris par la main et l’a amené à la fenêtre, sans rien dire. Il voulait être certain qu’elle voyait la même chose que lui. Quand un sourire a plissé sa face de lune, il en a eu la certitude. Elle aussi avait vu. Alors ils sont sortis sur le perron en se tenant par la main, comme toujours. Le soleil qui jaillit entre les branches des arbres encore à-demi nus les aveugle, leur fait plisser les yeux, grimacer. Et quand ils se voient, hibou découvrant la chouette dans la lumière des phares, ils éclatent tous deux de rire. Un rire heureux. Un rire de plaisir partagé, pas de moquerie. Qu’il est laid ! Qu’elle est moche !

Et c’est vrai, qu’ils sont laids. Grimaces ou pas.

Il faut dire qu’ils forment un drôle de couple, ces deux-là. Kazi n’a pas besoin d’avoir le soleil dans la figure pour que cette dernière soit de travers. Souvent, quelqu’un qui le regarde pour la première fois a l’impression qu’il a – un jour passé – heurté violemment un mur, la tête de côté, que son visage s’est plié sous le choc et a gardé le pli. Ses yeux ne sont probablement pas alignés, mais c’est difficile d’en être certain, avec son cou tordu. Et puis l’œil gauche est en permanence fermé… Les mâchoires elles sont tout à fait correctes de proportion. Le problème, c’est l’alignement. Il s’en faut d’au moins deux dents qu’elles ne s’ajustent l’une sur l’autre. Cela cause d’ailleurs les mouvements et les bruits peu ragoûtants que Kazi produit en permanence. En mangeant ou simplement en avalant sa salive. La plupart des gens trouvent ça immonde, et détournent le regard avec colère ou dégoût. Mais Sophie est habituée. Cela ne la dérange pas.
Kazi se redresse du mieux qu’il le peut, et montre l’arbre à Sophie, d’un bras hésitant, visage grimaçant tant et plus. Ces jours-ci, son dos lui pose des problèmes. Il s’est habitué depuis longtemps à porter sa courbe disgracieuse, de l’omoplate proéminente – presque une bosse – au bassin tordu. Mais ces jours-ci, comme tous les printemps, une sourde douleur ne le lâche pas, du réveil au coucher. Son dos est abîmé, et il le sait. Il adore le printemps, la sève qui monte dans les plantes, la nature qui renaît. Mais chaque printemps est payé de ces souffrances lancinantes, qui ne cessent qu’avec les chaleurs estivales. Se redressant, il pousse un léger gémissement qui se termine en gargouillis dans le fond de sa gorge. « Mmm ddôôhhh… » Il pense alors au surnom qu’on lui donne au centre, sans doute à cause de ces gémissements. De « Kazi » qu’il est l’hiver, les droits se mettent à lui donner du « Kazi Mon Dos! » au retour du printemps. Il soupire. Les « droits » c’est sa façon à lui de les nommer, une appellation qu’il partage avec Sophie et elle seule. Les gens du centre, ceux qui ne sont pas tout tordus, comme lui. Ceux qui n’ont pas mal au dos – en tout cas pas autant.
Sophie le regarde, sourit et pose la main sur son épaule tordue, au foyer du mal. Il soupire à nouveau, mais de soulagement cette fois. Et lui rend son sourire. Elle sait. Elle le soulage. Ensemble, ils regardent l’arbre. Émerveillés.

Sophie est ronde. Son surnom au centre c’est « La lune ». C’est vrai qu’elle est ronde comme la lune. Que ce soit son visage replet, aux courbes circulaires – sourcils, yeux, bouches – ou son corps aux bras et jambes trop courts, qui dirait-on peinent à trouver leurs attaches sur ce tronc tout en rondeur, manquant d’angle et d’articulation. Les cheveux de Sophie, eux, sont sa fierté. Long, soyeux, éclatant d’une riche teinte cuivrée. Elle a les plus beaux cheveux du monde. Enfin… Au moins du centre. Elle en est fière et heureuse. C’est juste… dommage qu’une tonsure de la taille de sa paume occupe le sommet de son crâne. Une zone où rien n’a jamais poussé, un désert naturel, lisse et perpétuellement bronzé, tanné. Mais Sophie y pense peu : ses cheveux elle les voit, elle les sent sur ses joues, devant ses yeux. La tonsure ? Bof, perdue sur le dessus du crâne, ce n’est pas si souvent qu’elle se rappelle à son souvenir.

Kazi et Sophie s’avancent vers l’arbre. Ce que Kazi a vu, ce que Sophie a confirmé, ce qui les a attiré dehors est bien là ce matin à nouveau, sous leur yeux. Sur la grosse branche du premier arbre, la grosse branche aussi tordue que le dos de Kazi, la branche tellement croche qu’elle monte puis redescend puis remonte encore, ne sachant pas si elle vise le ciel ou la terre. Assis sur cette branche, l’elfe les regarde avancer. De son étrange regard gris, froid et tendre à la fois, il les contemple, immobile. Immobile mais pas tout à fait. Une de ses mains décrit des courbes, des volutes, semble parfois les inviter à le rejoindre, parfois scander une musique silencieuse. Ils approchent, lentement. Quand ils sont tout près, qu’ils pourraient presque le toucher, il leur sourit. Ils s’arrêtent.

Kazi veut poser la question qui est sur ses lèvres depuis hier. Mais ses lèvres sont trop épaisses, sa gorge trop maladroite. Il ferme les yeux, et pense très fort sa question. « Pourquoi es-tu là ? Qui es-tu ? Et pourquoi nous ? Pourquoi te voyons-nous et pas les autres ? Pourquoi les droits ne te voient-ils pas ?» Il a pensé tellement fort qu’il en a les oreilles qui bourdonnent un moment. L’elfe cesse d’agiter sa main, qui reste suspendue à la dernière note silencieuse qu’elle a scandée. Il attend que Kazi cesse de se tripoter les oreilles, puis il lui répond. Kazi ne sait pas s’il l’entend ou si la voix est perçue directement dans sa tête. Mais ce qu’il sait, c’est que Sophie l’entend aussi. Il suffit de la regarder pour s’en convaincre.

Mais parce que c’est ici chez moi. Chez nous. Nous avons toujours été là. Et parce que c’est vous, leur dit l’elfe. Parce que vous avez les yeux et le cœur ouverts. Parce que c’est ainsi.

Kazi sent une onde de chaleur l’envahir. Bonheur et gratitude. Peu lui importe à cet instant que la plupart du temps, son quotidien soit morne, frustrant ou pénible. À ce moment précis, il jouit du bonheur d’avoir été distingué et gratifié, justement parce qu’il est différent. Il entend Sophie pousser un petit gloussement étouffé, de plaisir profond. L’elfe rejette la tête en arrière et éclate d’un rire franc. Au dessus de lui, comme irrigués par son rire, les bougeons de l’arbre s’ouvrent sans bruit, offrant au soleil le vert tendre de leurs promesses. Et comme si c’était un signal, un galop se fait alors entendre. En quelques secondes la licorne apparaît, l’elfe l’enfourche et ils disparaissent derrière les arbres.

Kazi et Sophie ont juste eu le temps d’entendre l’elfe leur lancer : à demain ! et l’ont vu secouer ses cheveux gris blond avant de sauter à califourchon sur la licorne. Secouer sa chevelure et abandonner un nuage de paillettes dorées, qui se sont déposées doucement sur l’herbe tandis que le galop s’estompait dans le lointain.

Kazi et Sophie regardent, heureux, les éclats d’or qui parsèment le gazon au pied de l’arbre.

Soudain une voix se fait entendre. C’est Madame Blanc. « Ben alors, vous deux ? Qu’est-ce que vous faites encore là ? Et regarde-moi ça Sophie !!! Tu as encore tâché ta robe ! Tu ne pouvais pas rentrer ? Ou appeler ? » Sophie regarde Madame Blanc en souriant, mais avec les joues rouges. Elle est gentille, Madame Blanc, même si elle est un peu rude parfois. Et puis c’est vrai que la robe est tâchée. C’est plus fort qu’elle, quand elle est trop heureuse, Sophie ne se retient plus. Mais Madame Blanc va la changer. Sophie se fait un peu gronder, mais… juste un peu. Ça va.

D’ailleurs elle voit que Kazi voudrait le lui demander, si ça va. Mais qu’il n’y arrive pas, bien sûr. Lèvres bloquées qu’il est sur l’explosion avortée de sa question. Alors elle lui sourit, et il comprend. Sans rien dire. Ce n’est pas nécessaire, entre-eux.

Madame Blanc les secoue tous les deux par l’épaule. « Allez les mongoliens, arrêtez un peu de rester planté là, à regarder les fleurs. Faut rentrer. Changer Sophie. Allez ! » Et puis, après un temps d’arrêt et d’une voix radoucie, presque songeuse : « c’est vrai qu’ils sont jolis, ces boutons d’or… »

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