SF&F – Manolo

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Manolo

La lumière a faibli un instant, vacillant au rythme du grincement des roues dans la courbe. J’ai toujours eu l’impression qu’à chaque entrée dans cette station les roues des rames abandonnaient un bon millimètre d’acier. J’imagine des gerbes d’étincelles, semblables aux jets de paillettes que les soudeurs lancent dans la nuit des chantiers. Les gens se penchent, tous, dans un parfait ensemble, répondant à la gîte subite de la voiture. Puis les têtes et les bras reprennent leurs places d’origine. Pas de SDF en vue, pour psalmodier son refrain. Pas de loubards ni de miliciens du tunnel. Encore 8 stations, et le terminus, la nuit, le chez soi. Le bruit se fait soudain insistant, me faisant à demi grincer des dents. On y est.

La première fois que j’ai rencontré Manolo, c’était dans cette rame, à Nation. La soirée était relativement jeune, mais quelques bières et un petit joint avaient légèrement distendu la trame de la nuit. Rien de particulier à signaler, même pas l’odeur de pisse que je rencontre trois fois sur quatre dans les couloirs, à la bifurcation Mairie de Montreuil, Porte Dauphine. Plus de marchand de fleur pakistanais à l’angle du couloir, plus de vendeurs de « Yo-Yo lambada » au croisement suivant, même plus le vendeur de posters étalés sur vingt mètres dans le dernier bout de couloir, juste avant l’escalier. Le dernier des habitués, l’aveugle qui massacre consciencieusement ses tubes d’il y a quinze ans, à peine sauvé par la boîte à rythme et l’accompagnement automatique de son synthé (mais comment en vouloir à un aveugle ?) était en train de plier son barda.

Quinze marches, huit mètres à droite, on attend, exactement placé à l’angle de la porte quand la rame arrivera, premier à entrer, et à s’asseoir. Technique bien rodée. Elle arrive, je m’assois, à côté de la porte. Un vieil indien est en face de moi. Indien d’Amérique, j’entends. Il ouvre les yeux, me regarde et me sourit. Tellement étonnant que je reste un instant sans réaction. Avant de répondre à son sourire. C’est normal, en entrant dans le métro, on pénètre un monde ou le rêve n’est jamais très loin. La plupart se contentent d’une somnolence légère, d’autres se plongent dans une hypnose littéraire. Plutôt mon cas. Sonnerie, ébranlement. La rame démarre. Le bruit commence.

On s’enfonce dans les tunnels, lentement, secoué par des cahots irréguliers, et toujours, toujours ces hurlements des roues, ces grincements de la ferraille. La tête pivote et se cale tant bien que mal contre la cloison, entre la barre de la porte et celle du siège de derrière. Soudain, quelque chose change dans le champ de vision. A la périphérie. C’est l’indien, qui se penche en avant, les coudes appuyés sur ses genoux. « Ils vont passer, ne t’inquiète pas ! » dit-il. A cet instant, je me rends compte que j’ai entendu trop nettement. C’en est étrange, avec tout ce bruit. Et que peut bien signifier cette phrase ? Encore un allumé, en train de poursuivre à voix haute les délires de sa tête, probablement. Je souris à demi, sans répondre ni même vraiment montrer que j’ai entendu. Après tout, rien ne me prouve que c’est à moi qu’il s’adresse, même s’il est assis en face de moi.

Les néons de la rame s’éteignent, pour se rallumer immédiatement, guirlande clignotante qui rend une lumière blafarde, et donne aux voyageurs un drôle d’air de zombie. La rame court sur son erre quelques instants avant de s’immobiliser avec un léger sursaut. Les lumières s’éteignent à nouveau. Pendant un moment, pas un bruit. Je relève la tête, que les cahots m’avaient fait baisser. L’indien me regarde toujours, un demi-sourire aux lèvres. « Tu vois » semblent murmurer ses lèvres. Sans répondre vraiment, je fais la moue. Sans en avoir tout à fait conscience. Je tourne la tête. Mon voisin de droite est immobile. Tellement. Je le regarde mieux, avec plus d’attention. Un frisson me parcourt. Cet homme, la quarantaine bien tassée, qui n’avait pas attiré mon attention à Nation, a vraiment quelque chose de bizarre. Sa peau… Ça y est, j’ai trouvé ce qui me met si mal à l’aise. Sa peau est de la couleur… d’un cadavre. Et pourtant il a l’air si… normal ? Vivant ? Bien sûr, qu’il est vivant ! Il m’a même bousculé quand il s’est assis à côté de moi. Mais pourtant…

C’est à cet instant que je me rends compte du silence anormal qui règne dans la rame. Anormal ? Pas un bruit, pas un murmure. Pas même un de ces grincements qui ne manquent de survenir quand des gens sont bloqués, coincés, en attente de quelque chose qu’ils ne maîtrisent pas. Mais ici, pas le moindre bruit. Et c’est là que je me rends compte que l’allure étrange de mon voisin ne lui est pas propre, mais est au contraire partagée par l’ensemble des passagers de cette rame. A cet instant mes intestins tentent de réaliser un noeud marin, avec quelque succès d’ailleurs.

Toute la rame… Si un seul d’entre eux bougeait maintenant, je crois que je me mettrais à hurler, comme dans les plus mauvais films d’horreur. Ils sont.. Ils sont tellement… Morts…

« Ne t’inquiète pas ! » Cette voix me fait sursauter. Tellement effaré par ce qui m’entoure que j’en ai oublié de regarder devant moi. L’indien. C’est forcément lui. Et pourtant j’hésite à tourner la tête. Finalement, avec une telle lenteur que j’ai l’impression d’entendre mes vertèbres grincer, je le regarde. Il me sourit. L’air innocent. Calme. Quelconque.  » Je t’avais dit qu’ils allaient passer. Il ne faut pas t’inquiéter.  » insiste-t-il, amical. Sa voix qui grince a du mal à remplacer les couinements habituels du métal. Mais ces derniers se sont tus. La rame tout entière baigne dans un silence spectral.

Je tente un instant de me rassurer ; « Ce n’est que la panne habituelle. La lumière de secours, nettement moins forte, et plus blafarde. » Pas vraiment convaincant. D’une voix étranglée, comme si j’avais omis de me racler la gorge alors que grand en était le besoin : « Qui ça, Ils ? » Il me regarde d’abord sans répondre, l’air serein, vaguement amusé. Puis il se penche à demi, ouvre grand les yeux, me souris et me dit « Tu me parle, maintenant ? Tu me vois ? » A voix basse  » Bien sûr, quelle question… Vous avez dit – Ils arrivent – C’est qui, ils ? » je répète. Et souris à mon tour. C’est dingue, cette ambiance de film d’horreur, ce mec à moitié déjanté qui m’abracadabre, et je souris, comme si tout allait parfaitement bien. J’ai du rater la préparation du dernier pête, il devait être particulièrement corsé.

Néanmoins, à cet instant mon esprit distordu, désœuvré, se dit qu’il est temps de s’éclater un peu et décide d’entrer dans le jeu. Bien, on me la joue X-Files, je la joue Mulder. J’ai pas la carte du FBI à exposer avec ce geste si particulier qu’ils ont tous (ils doivent l’apprendre dans les écoles d’art dramatique), mais c’est tout comme. Je redresse la tête, et apostrophe l’indien :
« – L’ami ?
– Manolo.
– Manolo, ok, tu as l’air d’être comme moi, en dehors de ce qui se passe. Mais t’as l’air de savoir ce qui se passe, non ?
– Et ?…  » fait-il sans me contredire,
– « Et j’aimerai que tu m’éclaires. T’es de Montreuil ?
– Je suis de là où je suis. Qu’importe. Tu veux vraiment savoir ce qui se passe ?… Tu peux encore en rester à te dire que tu as rêvé, et ne te rendre compte de rien d’autre. Et cela ne restera qu’un bref instant… Vite oublié…
– Mais cette conversation ? Comment puis-je l’oublier ?
– Crois-moi, en une semaine elle te paraîtra déjà comme un rêve. Alors ensuite… Réfléchis bien à ce que je viens de te dire. Et choisis. »

Je me demande bien pourquoi il est aussi solennel. Après tout, une conversation avec un ivrogne… mais du coin de l’œil je vois mon voisin et les silhouettes des autres voyageurs. Tout cela… Tout cela ne peut être ignoré. J’ai trop la trouille pour aller au delà de ce simple regard en coin. Je sais bien que plus tard je regretterai ce manque de cran, mais pour le moment il m’est tout bonnement impossible de faire autre chose que de parler et regarder droit devant moi. Je fais un break de quelques secondes, tentant de paraître occupé à me concentrer, alors que je ne fais que laisser errer mes pensées, trop ébloui pour réagir autrement. Je me lance, avant même d’avoir – si c’était possible – retrouvé mes esprits. J’expire profondément. « Je veux savoir ».

« En fait, ce n’est rien que de très ordinaire. Le Muerte, la Mort, passe souvent et en beaucoup d’endroits. Ses ombres sont à l’œuvre en permanence, dans les maisons, les bureaux, les bus, les rames de métro. Ce soir, elles passent ici. Je la vois, comme je la vois à chaque fois. Mon peuple la voit. Et alors ? Tu crois que ça nous avance ? Tu la vois aussi. Pour moi, c’est très ordinaire. Apparemment, pas pour toi. Le temps qu’elle passe, ce jour, tu vas voir qui elle a élu pour l’accompagner vers son destin. Je ne saurais te dire comment il en ira la prochaine fois. Pour moi, je sais qu’un seul jour je ne la verrai pas. Ce jour là, ce sera moi qu’elle aura choisie. Mais quand ce jour viendra, je n’en saurais rien. Voilà, c’est peu de choses, tu vois amigo. Mais maintenant que tu m’as entendu, je pense que tu auras un peu de mal à dormir les jours qui viennent. Si jamais tu n’es à portée de son passage assez longtemps, tu pourras penser que tu as rêvé. Même si tu me croises à nouveau dans le métro. Mais je pense – au risque de me tromper – qu’un jour, pas si lointain que cela, tu la sentiras à nouveau… »

Je reste un moment sans réagir, assommé par ce qu’il vient de dire. A cet instant, une curieuse impression me prend. Comme si une vague de bourdonnement traversait mon corps, puis le reste de la rame, du tunnel, ensuite. Elle augmente d’intensité à l’instant même où elle me quitte. Rien de très impressionnant, pas d’étincelles ni de silhouette armée de faux. Ce… bruit, est vraiment étrange. Je le « sens » nettement, trois rangées de sièges plus loin. Je sens même cet espèce de bruit se resserrer sur un homme, dans les soixante et quelques, l’air avachi , plutôt mal en point. Son visage, pour ce que je vois de son cou et de son profil droit, est päle, plus peut-être que celui de ses voisins. Et puis les lumières clignotent, le bruit revient, et bientôt la rame redémarre. La tête de l’homme a légèrement basculé vers son voisin, qui somnole le long de la vitre et ne réagit pas. Un regard, Manolo est toujours là, toujours avec son demi-sourire. Pas de fumée ni de rire démoniaque, quoique je m’y sois presque attendu. Mon voisin tout à l’heure immobile comme un cadavre, me bouscule en se grattant le dos.

Quelques minutes s’écoulent, deux stations. On arrive à Mairie de Montreuil. J’attends un peu avant de descendre. Le voyageur endormi, trois rangées plus loin, est maintenant réveillé, et a du mal à se lever, son voisin tombant sur lui. Je me lève et sort, je n’ai rien vu, rien remarqué. Manolo se lève quand je sors de la voiture. Arrivé au virage de l’escalier, j’entends le voyageur de devant appeler. Je monte les marches mais, contrairement à mon habitude, lentement. Je pense que Manolo a pris l’escalier, je ne l’imagine pas dans l’escalator. Des gens me doublent, un pas à mon côté. Manolo. Il monte, me dépasse, sans me voir. J’accélère légèrement, le rattrape, il continue de monter, hiératique. Au sommet du dernier escalier, avant de piquer vers la pharmacie ou la Mairie (impossible de traverser la place depuis deux jours déjà, les préparatifs du salon annuel ont commencé, elle est entourée de grilles). Il s’arrête, me regarde enfin. « Ne me suis pas. Tu dois t’en retourner seul ce soir. La Muerte est passée, tu l’as vue et sentie, pour la première fois de ta vie. Il te faut vivre avec ce souvenir, et craindre son retour. Ma vie est ailleurs. Peut-être un jour nous reverrons nous. Vaya con dios, amigo « . Puis il s’éloigne et disparaît dans la nuit d’Octobre.

J’ai repris souvent le métro depuis. Chaque fois je frissonne quand, au détour d’un tunnel, la rame s’arrête et les lumières clignotent. Mais elles reviennent toujours très vite. Je n’ai pas encore revu Manolo. Mais je pense qu’un jour, son regard croisera à nouveau le mien. Sera ce jour où passera à nouveau cette étrange impression, ou ne sentirai-je rien ?…

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