Du JazzUne accumulation. Comme une nature morte. Les lignes courbes des chopes interrompues à des hauteurs diverses par la mousse couvrant une bière rousse, blonde ou noire. Dans un coin, parfois démasqué au gré des mouvements des clients, un luth, posé sur la scène, offre ses rondeurs lascives aux détours du regard.La lumière baisse. Robert se ronge l’auriculaire gauche. Enfin non, il ne le ronge pas vraiment. Il le nettoie, le polit, le racle de ses dents avec tant de régularité, tant d’application que tôt ou tard l’ongle va se plier, marquer la cassure fatale par laquelle il finira par périr. Par accident malencontreux. Alors, après avoir respecté un deuil raisonnable de dix minutes, se sera temps pour Robert de passer à l’annulaire. Nettoyé. Poli, raclé, gratté. Les synonymes se pressent dans l’esprit de Robert Deu. C’est son tic, son TOC, il n’y peut rien, il fonctionne comme ça. Par analogie, homophonie, homonymie, synonymie… Le concert annoncé est en retard, comme tous les spectacles le sont. Sans doute – se dit Robert – le syndrome de l’organisateur (ou de l’artiste-organisateur) qui se dit sans même y croire : « on attend encore cinq minutes, pour les retardataires. » Du coup, Robert Deu s’emmerde. Et, pour ne rien arranger, sa bière – une indonésienne dont la seule qualité est l’exotisme – a un goût prononcé de pisse d’âne, et les quelques gorgées qu’il en a bu par mégarde lui brûlent déjà l’estomac. Comme s’il avait besoin de ça ! Comment voulez-vous, avec un métier pareil, ne pas avoir de propension aux brûlures d’estomac ? Un métier dont le quotidien est fait de meurtres, de vols, de coups et de blessures, il y a mieux pour faciliter la digestion. Ce soir tout particulièrement, alors que ses deux « clients » se sont rejoints, sur la place, juste de l’autre côté de la rue. Explication ou règlement de compte ? Robert sait qu’il n’y peut plus rien. Alors il tente de penser à autre chose tout en laissant son regard errer à travers le bar, imaginant, à partir des formes qui s’offrent à ses yeux, des tableaux de tous genres, dans la limite de ses connaissances picturales limitées. Accumulation de verres, donc. Robert se rend soudainement compte que, sans même qu’il s’en soit aperçoive, le concert a peut-être commencé. Par quelque étrange alchimie, les grincements et autres sons discordants de la guitare et de la contrebasse qu’on accorde se sont mêlés, rythmés sans qu’il en aie vraiment conscience par le beat que le batteur a fini par trouver. Quand le pizicatto cède la place à l’archet qui fait grincer, miauler, chanter, hurler les cordes, il n’y a plus de doute, mais plus de surprise non plus. Robert a compris. Il vient de découvrir la magie du jazz. Free ? Acid ? Progressif ? Il l’ignore, et s’en moque éperduement. Béat, il se laisse porter par les discordances savamment accordées, par le rythme qui bat plus vite, plus fort maintenant. Le premier morceau s’achève sur une plainte insensée des cordes, sur un roulement majestueux des drums. Les applaudissements éclatent, Robert est dans un état proche de l’extase. Le silence revient, lentement, et c’est dans l’instant qui précède immédiatement le début du second morceau que l’homme entre, titube entre les tables, en bouscule une, deux, puis s’effondre sur la troisième qui se renverse dans un fracas de verres brisés. Cela met fin instantanément à l’enquête… **** L’affaire avait mal commencé. De l’avis de Robert, dans son cadre professionnel, une histoire ne peut que mal commencer. « Bien », c’est quand elle ne commence pas, et qu’il n’y a donc pas à s’en occuper. Enfin, maintenant que c’était fait… Un côté presque nostalgique se dégageait du rapport. Ti-Paul et René étaient des dinosaures, des fossiles vivants, venant de l’ère maintenant quasi oubliée où les tadjiks ou tchéchènes (ou oïgours ?) ne tenaient pas encore le haut du pavé. Kazahks ? Peut-être bien, disons kazahks… Rien à voir en tout cas avec le terroir pur laine dont étaient issus nos deux larrons. Des antiquités, en somme, pas encore rayées de la carte mais pas loin. Et justement… Le rapport faisait état d’un problème de voisinage entre les deux, suite à une affaire avortée dans des conditions étranges ou stupides, selon l’angle sous lequel on considérait les choses. Le ver était maintenant dans le fruit de ce qui – à défaut de pouvoir parler d’amitié – était quand même une collaboration professionnelle dont la longévité forçait l’admiration. Et tout ça pour un coup de chance digne de Robert, mais qui cette fois-ci n’y était pour rien : un banal contrôle de police avait dégénéré en arrestation, fouille du véhicule et découverte de la cargaison. L’aspect improbable des circonstances avait fait que René, le lésé, avait immédiatement crié à l’arnaque, à la complicité, à la fuite organisée. Et il avait choisi, pour faire son scandale, la réception privée donnée par Ti-Paul pour la fête de sa fille aînée, un laideron dont le seul attrait pour un homme était d’ordre bancaire. Le scandale, lancé au milieu de tout ce que la ville compte de sommités, avait contraint Ti-Paul à placer sa réponse sur le terrain de l’honneur bafoué. Et l’honneur, comme chacun sait, exige sa pinte de sang pour s’apaiser quand on l’a réveillé. L’affaire s’était ébruitée rapidement dans le petit monde de la pègre du quartier. Les bruits les plus alarmistes avaient couru en un éclair, venant aux oreilles de la police, via ses indicateurs. Venant aux oreilles d’un Robert qui s’était dit que c’était un des derniers pans d’un passé somme toute heureux qui risquait de disparaître si la guerre éclatait. Un passé pas si lointain, où les truands suivaient encore certaines règles. Un passé où il existait autre chose que la loi du plus fort, du plus violent, du plus fou. Alors Robert, persuadé de faire œuvre de salut public, avait empoché sa carte de police, son arme de service, son chapeau feutre et avait pris la route du « Red light », le bar où il savait pouvoir trouver René à cette heure de la soirée. L’entrée avait été digne d’une mauvaise copie d’un film de Coppola, avec fouille appuyée par un gorille à la largeur de réfrigérateur, attente dans un salon qui avait dû connaître bien des suées, bien des angoisses, avant d’être introduit en présence du « chef ». De René. En vrai spécialiste des films de mafia, ce dernier recevait dans un antre censé donner une idée tant de sa puissance que de son implacabilité. Pour ce faire, des tableaux fort laids mangeaient les murs sur lesquels ils se chevauchaient presque, séparés par des tentures couleur lie de vin tombant en cascade d’un plafond peint où des chérubins survitaminés semblaient se donner la chasse avec des arrières-pensées sodomites. Effet garanti, même si ce n’était pas vraiment celui recherché. Robert s’installa et tenta de se liver à ses bons offices. Tenta seulement, car à sa première phrase, René vira au rouge brique et se mit à hurler qu’il n’était pas prêt à entendre parler de cette pourriture de Ti-Paul, en tout cas pas pour autre chose que pour évoquer sa prochaine mise en bière, que la vermine le dévore et que ses os soient jetés aux chacals. Bon, pour les chacals, à Montréal, cela allait être un peu compliqué, mais pour le reste, Robert ne doutait pas que René se ferait fort de mettre ses menaces à exécution au plus tôt ; c’était justement ce que sa visite tentait d’éviter ! Il leva les mains en signe d’apaisement, tenta d’appeler René à la modération, mais rien n’y fit. Au contraire, plus il tentait de le calmer, plus le truand le regardait avec animosité, hargne. Pour finir, René lança au visage de Robert qu’il se demandait ce que le policier faisait là. Fin de la mission de bons office, première partie. Se sentant l’âme d’une assistante sociale, Robert reprit son bâton de pèlerin et se rendit à l’hôtel Windsor, où Ti-Paul louait à l’année longue une suite qui lui servait de bureau. L’admission fut à peine moins caricaturale que chez René, et même si le saint des saints présentait une allure moins gothique, il faisait néanmoins ressentir fortement la communauté de pensée liant ces deux hommes. Frustes, riches, puissants et méchants, ils s’efforçaient de faire passer tous ces éléments dans la décoration des lieux où se réglaient leurs affaires. Ti-Paul fit à Robert un accueil d’une froide cordialité, avec un côté « homme d’affaires respectable » nettement plus marqué que René. La crise de rage, par contre, se déclencha avec une promptitude n’ayant rien à envier à son alter ego. Aussi rapide, aussi violente, aussi extrême. Plus froide, plus inquiétante, aussi. Robert, finalement lassé de se faire prendre à partie sans la moindre considération pour son statut de policier, commit l’erreur de se lever et de pointer le doigt vers Ti-Paul, voulant lui remémorer certains services passés, certains yeux fermés, au bon moment, qui avaient évité à tout le monde surcharge de travail et désagréments. Quelle erreur d’appréciation ! Ti-Paul se dressa d’un bond, le visage ayant viré au blanc. Il frappa son bureau de ses poings massifs, sans un mot, puis il le contourna et vint se planter devant Robert. **** Robert a erré, longtemps, dans un centre-ville hostile et froid. Comment arranger cette situation ridicule ? Sous prétexte que Ti-Paul et René étaient des vieux de la vieille, des voyous qu’il connaissait depuis qu’ils étaient adolescents, il s’était embringué dans une mission de réconciliation dont les résultats étaient pour le moins discutables. Les deux protagonistes étaient plus que jamais décidés à en découdre, ce que justement Robert avait tenté d’éviter. De plus, il avait appris que certaines connexions entre pouvoir politique, pègre et marché du jeu lui échappaient visiblement. Mauvais ça, très mauvais. Surtout quand on veut réussir professionnellement : il est de loin préférable de connaître l’équilibre des pouvoirs et les frontières officieuses, plutôt que de se lancer comme un imbécile dans une enquête qu’on vous empêchera de faire aboutir, et qui sonnera le glas de votre avancement. Pour couronner le tout, un truand était maintenant en possession de son arme de service. De quoi déprimer sévèrement. Robert ne voit donc pas la portière de la Rolls s’ouvrir, et Ti-Paul descendre. Deux hommes sortent de l’autre côté et prennent instantanément la pose « gardes du corps ». Ti-Paul est couvert d’un manteau de fourrure noire, qui lui donne l’air d’une imitation d’ours. Il s’écarte de la voiture, se dirige vers René qui vient d’apparaître de l’autre côté de la place. Les deux hommes se rapprochent, se font face. Discutent. Robert perdra tout de cette discussion, ne verra rien du ballet que les deux hommes vont bientôt danser : il est en train de découvrir le Jazz ! Et c’est pendant que les subtiles dissonances guitare-basse s’entrelaçent, tandis que le drummer martèle à contre-temps, que Robert entre peu à peu dans une transe quasi-orgasmique, que tout va se nouer. Sur la place, la discussion a fait place à l’affrontement verbal. Les cris se font plus fort, les insultes prennent leur envol. Ti-Paul plonge la main à l’intérieur de son manteau, René tend les mains dans la direction de la menace, réussit à saisir le bras de Ti-Paul. Les deux hommes tournent sur euxmême, dansant un grotesque et mortel ballet. La danse prend fin pour René quand claque la détonation, que Robert, tout à son Jazz, n’entendra pas à travers les doubles-vitrages isolants du café. René tombe à genoux, lève un regard morne vers Ti-Paul puis s’écroule à quatre pattes. Sa main droite se porte à son cœur, il se plie en deux de douleur, fouille dans sa veste puis se redresse sur ses genoux. Dans un dernier geste, il tend le bras droit, avec lequel il vient de prendre son pistolet. Il tire sur Ti-Paul, puis s’effondre sur le dos, mort. Ti-Paul titube, ses deux gardes du corps, médusés, n’ont esquissé aucun mouvement. Ti-Paul, l’arme à la main, traverse la rue comme un homme ivre. Il pénètre dans le bar, bouscule une table, une seconde, s’effondre sur la troisième qui bascule dans un fracas de verres brisés. Robert, brutalement ramené à la réalité après sa jouissance musicale, se précipite. Ti-Paul, recroquevillé au sol parmi les morceaux de verre, le reconnaît quand il approche. Du doigt, il lui fait signe d’approcher, de se pencher. Robert obtempère et recueille les dernières paroles de Ti-Paul, murmurées dans un gargouillis de mauvais aloi : « j’l’ai eu, l’ordure ! » Puis, dans un spasme, Ti-Paul colle l’arme qu’il n’a pas lâchée, dans la main de Robert. L’arme de service de Robert, maintenant couverte d’un sang poisseux. « Tiens ! » lâche Ti-Paul dans un souffle – son dernier. Robert se redresse. L’enquête est finie avant d’avoir commencée. Robert soupire en pensant aux explications qu’il va devoir donner, au temps perdu qui s’ensuivra, aux reproches assénés pour s’être fait dérober son arme, et qu’il devra bien supporter. Oh, il sait qu’il ne sera pas sanctionné, ou alors symboliquement. Après tout, un truand, deux truands de moins, qui va pleurer ? Tout de même, c’est dommage. Ça lui gâche sa soirée. Et puis, la mort des dinosaures, c’est toujours un peu triste. Surtout quand on aurait tant voulu l’éviter… |