Robert Deu – L’aéroport

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L’aéroport

Dans le noir. Ou plutôt dans la pénombre. Baignée de la lueur sale des lampadaires, à travers les vitres maculées de boue de l’autobus. Il regarde la porte du bus, face à lui. Oh, « regarde » est un bien grand mot. Il a les yeux vides et sa tête tressaute au rythme des cahots. Elle branle, bousculée par les nids de poules et les coups de freins d’un chauffeur brutal. On tourne et vire dans la ville, on ralentit mais ne s’arrête pas : aucun amateur n’est présent devant les hôtels que l’on visite. Personne pour l’aéroport. Personne pour l’avion, le voyage, l’évasion. Alors on tourne, sans s’arrêter, comme un rat dans un labyrinthe. Le bus finit par basculer sur une rampe d’accès de l’autoroute et s’élance… Dans un embouteillage.

Il a acheté son billet pour l’aéroport au hasard. Errant depuis deux heures dans les couloirs et les rames du métro, il a fini par aboutir à la gare routière, sans doute par un tropisme inconscient vers la fuite. En voyant les bus, les files d’attente, les bornes de vente de billets, il est resté longuement, clignant des yeux comme un hibou aveuglé par des phares. Et puis s’est dirigé vers la borne, a pris un aller-simple pour l’aéroport. Et pourquoi pas ?…

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L’inspecteur Robert Deu est en retard. Il doit aller chercher un collègue allemand à l’aéroport. Le genre d’opération de relations publiques qu’organisent régulièrement ministères et gouvernements. « Échanges culturels », « collaboration transnationale », « mondialisation des polices face à la mondialisation du crime », tout à fait le genre de grande phrases creuses qui a dû accompagner la naissance de ce programme. Programme qui lui vaut d’être en train de pester tout en cherchant une chemise propre dans le tas de vêtements variés qui compose sa « garde-robe ». Discours ronflants, perte de temps et d’argent, utilité effective nulle. Voilà ce qu’il en pense, l’inspecteur Robert Deu, de ces « échanges trans-cul-nat », comme il les surnomme par dérision. Mais malgré ses espoirs d’échapper aux ennuis, c’est lui que son chef a désigné pour cette corvée. « Allez me chercher l’Allemand, De mes deux. Et ramenez-le-moi bien sagement, allez pas me le mettre de mauvaise humeur. »

Le chef. Le nouveau chef, en fait. Tellement nouveau qu’il se n’est pas encore lassé de se moquer de Robert, ou plutôt de son nom. Il trouve apparemment fort spirituel de ne l’appeler que « De mes deux ». Hilarant. Ça devrait finir par passer, comme c’est toujours passé à ses collègues et supérieurs précédents. Mais pour l’heure, le chef est nouveau. Alors ça dure… Bah, depuis l’école primaire Robert a eu le temps de s’habituer à ce genre d’idioties et il les ignore sans même y penser.

Mais ça ne change rien à son problème de chemise. Ou de rangement, selon le point de vue retenu. Il va à l’aéroport accueillir le collègue teuton et il ne peut décidément pas s’y rendre en portant sa chemise bleue, dont la couleur océanique du matin a connu pendant la journée l’émergence de continents et d’îles bruns et rouges. Pour entrer dans les détails : café et sauce spaghetti,. Le chef l’a désigné pour représenter le service, c’est sa croix, inutile d’ajouter des ennuis supplémentaires en sacrifiant les apparences. Sacro-saintes pour le chef, mais pas pour Robert Deu. D’où son problème de rangement. Ou de chemise.

Il arrête soudain son monologue intérieur quand de la pile il extrait une chemise jaune clair, dont la teinte paraît suffisamment uniforme pour qu’il l’enfile. Voilà un problème réglé. Le suivant, c’est qu’avec le trafic automobile de l’heure, il est devenu impossible qu’il arrive à l’aéroport à temps. Mais après tout, les avions sont toujours en retard, non ?… Il tente de se rassurer, mais au fond de lui-même il se souvient que la seule fois où il a délibérément pris son temps, il a eu la désagréable surprise de découvrir – ce qu’il croyait légalement impossible – que le vol avait atterri largement en avance, deux heures plus tôt. Et que les formalités de débarquement et de récupération des bagages avaient été exceptionnellement rapides. C’est toujours comme ça que Murphy et sa loi vous prennent en défaut…

Tout en terminant son nœud de cravate, il dégage sa voiture de sa place et s’élance dans le trafic.

****

Quand elle est descendue à son étage, il a instantanément compris que c’était pour lui. Elle ne travaille pas à cet étage. Mieux, en trois ans dans cette tour il ne l’a jamais vu y descendre. Elle va… Il réfléchit brièvement. Au 33 ou au 41, c’est cela. L’accueil des clients et l’étage de la direction. Mais depuis quelques semaines, il a bien vu qu’elle avait remarqué son existence, au hasard des voyages communs dans les ascenseurs de la tour. Des regards directs ont été échangés et soutenus, en opposition absolue avec la règle tacite de comportement dans de pareils lieux : on ne regarde que ses propres collègues, les gens avec lesquels on parle. Les autres, même si on les côtoie au quotidien, sont ignorés. Histoire de sauvegarder du mieux que l’on peut les distances sociales que la promiscuité d’un ascenseur mettent à mal.

Alors quand une femme vous regarde, à plusieurs reprises, et ne détourne pas les yeux quand vous lui rendez son regard, cela veut dire quelque chose. Surtout quand il s’agit d’une femme comme celle-là : grande, élégante, sexy en diable. Qui appartient probablement à la direction de la firme. Et ce soir, elle descend à son étage à demi-désert. Une fois les portes de l’ascenseur refermées, ils restent tous deux silencieux et immobiles. Ils se regardent. Elle est la première à sourire. D’un air gourmand, se dit-il. Par réflexe, il lui sourit aussi. Il a peine à imaginer ce qui peut s’ensuivre – ce qui va s’ensuivre. Cela ressemble… à un mauvais roman érotique, de ceux où deux parfaits inconnus se jettent soudain l’un sur l’autre et… Et il se dit que c’est précisément ce qui va se passer. Ce qui doit se passer !

Un instant de réflexion. Les bureaux ? Trop risqué. Il y a souvent un workoholic ou deux qui y traînent jusqu’à des heures avancées. Sans compter le passage du personnel de ménage. Sans plus réfléchir, il la prend par la main et l’entraîne vers la chambre de bain des hommes. Un sourire flottant sur les lèvres, elle le suit. À peine enfermés dans l’étroite cabine, c’est elle qui prend l’initiative. Il croit rêver.

****

Bouchon, engorgement, embouteillage… Robert Deu se récite la litanie des synonymes, sa méthode personnelle pour passer le temps. Il tombe une bruine d’eau et de neige mêlées qui – jointe à la saleté de l’autoroute – amène la visibilité au degré du vœu pieux. Les lumières rouges du véhicule qui le précède ne cessent de battre, comme si le conducteur rythmait du pied sur la pédale de frein un morceau de musique. Rouge, vermillon, écarlate, rubicond, pourpre, cramoisi. À la cadence des éclairs lumineux qui peinent à traverser le pare-brise et sa couche presque uniforme de crasse, le flot des véhicule progresse lentement.

Le cellulaire qui sonne et vibre, juste au moment où le convoi de voitures et de camions semble s’ébranler pour de bon. L’extraire de la poche du manteau, qui inévitablement se coince dans la boucle de la ceinture de sécurité. Quelques acrobaties de plus au grand dam de la file voisine qui s’affole de voir le véhicule de Robert Deu s’approcher dangereusement. Mais finalement l’appel est pris sans incident. Il ressemble presque à un monologue :

– Robert Deu

– …

– Parle plus fort Lemieux, j’entends très mal…

– …

– Un meurtre ! Ahhh… Quelles circonstances ?

– …

– Et dans les toilettes, en plus… Eh ben… Euh, écoute, là je ne peux vraiment pas, tu vois, le chef m’a mis sur autre chose. Tu commences sans moi et je te rejoins. Hein ?

– …

– Oh, dans les… Au plus tôt dans deux heures.

– …

– Mais… la procédure normale. Constatations, photos, relevés, interrogatoire des témoins, des pas témoins, des responsables et des irresponsables. Comme d’habitude. OK ?

– …

– Mais si, tu verras, ça ira b…

Le signal ayant disparu en passant sous un pont, Robert Deu en profite pour couper la communication, tout en soupirant. Sacré Lemieux. Il se demande comment il a pu passer l’examen d’entrée, celui-là. Parce que ses compétences professionnelles – à part dans le classement par taille des attaches trombones – semblent des plus réduites. Enfin… Un problème à la fois. Chacun sa croix. Calvaire, monument, symbole religieux, signe. La file de véhicules est de nouveau immobilisée.

****

Assis tous les deux sur le rebord des lavabos, ils se sont rapidement rajustés. Il est presque gêné, et ne sait pas bien quoi dire ou faire. Elle a toujours un demi-sourire aux lèvres et le fixe, visiblement amusée. Soudain elle ramasse son sac et en extrait un paquet de cigarettes.

– Tu… Tu n’as pas l’intention de fumer, quand même ?

– Et pourquoi pas ?

– Mais… Mais c’est interdit ! La tour entière est non-fumeur !

– So what ? Il n’y a pas de détecteur de fumées au plafond. Alors à moins qu’un gardien passe faire sa ronde…

– Et justement ! Si ça arrive ?

– Eh bien on lui dira ce qu’on vient de faire ! Une cigarette après l’amour, c’est un grand classique, non ?

– Mais… Mais… Tu ne comptes tout de même pas…

– Et pourquoi non ? Ça te pose un problème, mon chou ? T’as peur d’assumer tes actes ?

Et disant cela, elle sort une cigarette du paquet et se la fiche entre les lèvres. Il la fixe, hagard. Les paroles moqueuses qu’elle vient de jeter lui font un gros effet. Bien supérieur à celui escompté. Il est soudain terrifié par les conséquences d’un scandale. Lui, minable employé, au milieu d’une sordide affaire de mœurs ! Dans un lieu public, son propre lieu de travail ! À coup sûr, c’est le renvoi immédiat, la honte et l’ostracisme de ses rares relations. Sans plus réfléchir, il avance le bras vers la cigarette, symbole de ce risque inacceptable. Elle lève le bras en riant, mettant la cigarette hors de portée. Il se jette alors littéralement sur elle et elle comprend au dernier instant que ce n’est pas un jeu, qu’il est sérieux, mortellement sérieux. Elle tente de l’esquiver, son talon porte à faux quand elle se redresse. Sa cheville ploie et elle perd l’équilibre. Dans sa chute, sa tempe heurte violemment la faïence d’un urinoir. Une flaque de sang apparaît immédiatement sous sa tête. Elle ne bouge plus.

Il reprend un semblant de conscience alors qu’il est dans la navette qui l’emmène vers l’aéroport. Ce qui s’est passé entre maintenant et le moment où il a réalisé qu’elle venait de se tuer, se fracassant le crâne dans cette stupide glissade, il n’en a plus qu’une vague idée. La folie. Une vague de terreur étouffante est née dans sa poitrine. Il a fui, marché, couru. Quitté la tour, erré sur les trottoirs, puis dans le métro. La tête battante de cris silencieux, d’images d’arrestation, de prison et de honte. Et puis ce billet. Cet autobus. Prendre un avion et partir loin, très loin, sans réfléchir. Pourquoi pas ?

On lui vend un billet pour le Brésil, sans trop de difficulté. Son air étrange a peut-être alerté le guichetier, car l’impression du billet prend un temps déraisonnablement long. Mais sa carte de crédit dévore la facture sans se plaindre et si on contrôle son passeport, rien de négatif n’en ressort. Il n’a pas de bagage et convertit rapidement son billet en carte d’accès à bord. Reste à patienter jusqu’à l’embarquement, face aux écrans d’information. Telle une statue, il attend.

****

Une place de stationnement. Un espace, un lieu, un endroit. Une placette même, pourvu qu’il puisse s’y débarrasser de sa voiture. Oh, il pourrait la laisser n’importe où avec un gyrophare allumé posé au dessus du volant. Mais celui qui prend la poussière dans la boîte à gants ne marche plus depuis des lustres. Et de toute façon, l’inspecteur Robert Deu considère qu’en tant que dépositaire de l’autorité publique, il se doit d’être irréprochable. Stationner n’importe où sans justification, en profitant de sa condition de policier, est certes un abus de pouvoir mineur. Mais c’en est un. Alors Robert tourne et vire une bonne demi-douzaine de fois dans le stationnement à étages de l’aéroport, avant de trouver enfin une place malcommode mais légale.

Il gagne ensuite l’aérogare pour accueillir son collègue étranger. Voyons, voyons, un allemand, ça vient d’Allemagne… Et Robert Deu de chercher parmi les villes affichées lesquelles peuvent bien être en Allemagne. Il s’en rend compte, il aurait dû demander à son chef la compagnie et le numéro de vol. Mais Robert Deu a réussi à mener jusque là sa vie et sa carrière sans jamais prendre l’avion. Et à ce titre, il est fort démuni quant à la façon de s’orienter dans un aéroport. Il faut dire que tout ce qui a trait aux avions et aux voyages aériens le révulse. Rien que d’y penser, il se sent vaguement nauséeux. Un vrai cadeau que son chef lui a fait, en l’envoyant ici, lui qui souffre d’une phobie des avions…

Mexico, New York, Londres, Casablanca, Rio de Janeiro… Ah, voilà. Stuttgart. A moins que ce ne soit Francfort, trois lignes plus bas sur l’écran. Bah, il verra bien… Les deux vols doivent atterrir dans la demi-heure qui vient. Ne restera plus qu’à identifier « Herr Archlorre », son invité. Robert se dit qu’il devrait réaliser une pancarte… Mais il n’est pas certain de l’orthographe du nom de l’allemand, et ne voudrait pas le vexer en le massacrant. Et de toute manière, il n’a ni stylo-feutre ni carton. Tant pis…

****

Un flot de gens se met soudain à converger vers les guérites de contrôle, à l’annonce de l’embarquement d’un vol. Une grosse femme le bouscule de son chariot à bagage et, déséquilibré, il pousse à son tour son voisin, un petit homme qui sent la sueur et dont la chemise jaune est marquée d’auréoles. Il grommelle plus qu’il ne s’excuse et détourne les yeux quand l’homme le fusille du regard. Plus que quelques minutes.

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Pénible. Ridicule, confus, mal organisé. L’inspecteur Robert Deu ne supporte pas le désordre qui règne dans ce lieu. Des files qui s’entrecroisent, des gens qui le bousculent. Et puis tout ces gens convergent vers des guichets dont nul ne ressort. Robert Deu s’avance machinalement, essayant de comprendre où peuvent bien être les passagers des vols dont il entend annoncer les arrivées.

Au moment où une voix éthérée annonce l’embarquement d’un vol pour le Brésil, l’inspecteur Robert Deu comprend soudain sa méprise. Il est aux départs, les arrivées doivent se trouver ailleurs dans le bâtiment ! Un peu confus il fait un brusque demi-tour, et est bousculé une fois de plus par le même homme, qui vient de se mettre en marche vers les guichets de contrôle. Robert Deu manque de s’étaler, reprend de justesse son équilibre et s’aperçoit qu’il est trop tard pour invectiver l’homme qui tend déjà son passeport au préposé. Haussant les épaules, il va pour reprendre sa recherche des arrivées quand il entrevoit du coin de l’œil le regard inquiet que l’individu lui jette, pendant que le policier compulse passeport et billet d’avion. Robert Deu se fige. Il vient de comprendre : c’est un pickpocket !

Tout s’accélère alors. Robert Deu se précipite vers le guichet en criant « Police ! Arrêtez-le ! », cherchant son insigne qui comme de juste s’accroche à l’intérieur de sa poche. Arrivé à la hauteur du guichet, il la tire d’un coup sec, avec un bruit de tissus qui se déchire, avant de la montrer au préposé aux contrôles, éberlué par cette agitation. Le pickpocket ne l’a pas attendu et s’est mis à courir, bousculant au passage quelques retraités en route vers la Floride. Les policiers qui discutaient tranquillement à proximité du poste de contrôle réagissent alors dans un ensemble quasi parfait : leur chef crie « Police, arrêtez-vous ! » tandis que ses subordonnés, l’arme à la main, se précipitent à la poursuite du fuyard. Quelqu’un hurle « UN TERRORISTE ! » au moment précis où Robert Deu passe le guichet et découvre la scène dans la perspective écrasante du hall d’embarquement. Il commence à crier « C’EST PAS UN TERRORISTE… » mais un coup de feu claque et c’est dans un murmure qu’il termine sa phrase « … c’est un pickpocket. » Quelques dizaines de mètres plus loin, l’homme s’est effondré, victime du durcissement des règles de sécurité aéroportuaires autant que de la balle qui a traversé son dos.

****

« Et c’est avec grand plaisir que je lève mon verre à ce magnifique exploit que vous avez accompli, mon cher Deu, en mettant hors d’état de nuire un assassin alors que le corps de sa victime était encore chaud. Les politiciens et l’opinion publique qui se délectent si facilement de nos déboires vont devoir ravaler leurs critiques. Notre Police est efficace. Notre Police est rapide. Bravo Robert, votre carrière ne saurait manquer de progresser après un si magnifique exploit »

Une salve d’applaudissements accompagne la fin du discours du directeur. Puis tout le monde retourne s’affairer à l’objet principal de la réunion : faire disparaître au plus vite boissons et amuse-gueule, tout en médisant sur les uns et les autres. En supputant sur la durée de la gloire de Deu. Les suiveurs, qui espèrent en être éclaboussé assurent qu’ils ont toujours su qu’il était un policier hors pair. Les envieux déclarent que certes ils n’étaient pas sur place, mais que tout n’est pas clair et qu’il semble bien que la chance ait une part importante dans cette affaire.

Le héros du jour reste accoté au mur, un verre dans une main et un petit-four dans l’autre. Il a eu beau essayer de s’expliquer, personne ne l’a écouté, depuis les évènements de l’aéroport avant-hier jusqu’à la célébration hâtive d’aujourd’hui, organisée par des responsables jugeant que célébrer l’exploit (supposé) de Deu, c’était saisir une occasion à ne pas manquer de flatter le moral de la piétaille policière dans son ensemble. Alors Robert sirote son whisky sans rien dire. En grignotant son petit-four. Un petit four de mauvaise qualité. Mou se dit Robert. Gluant, cotonneux, sans consistance, pâteux, gras…

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