-7 La Grande DouleurEn entendant la voix, il s’avance vers le centre de la salle d’un pas lent. Autour de lui les hommes et les femmes font cercle en silence. Hommes et femmes ? Il ne peut que le supposer, car les masques couvrant leurs traits et les amples chasubles lui interdisent toute certitude. Quand il arrive au milieu de l’immense pièce, il s’arrête. Seul un cercle d’environ trois mètres de diamètre est éclairé autour de lui. Le reste des lieux s’estompe, assombri et flou à la fois. « Tu connaîtras la Grande Douleur ! » La voix retentit une nouvelle fois, avec pour effet de faire reculer d’un pas les silhouettes qui l’entouraient. Il lève les bras, dans la direction de la lumière flamboyante qui le surplombe. Par ce geste, il retrousse les amples manches de sa chasuble, et une bouffée de leur odeur atteint ses narines. Une odeur de vieux, très vieux tissu. Une odeur de poussière et de mort. Il se dit qu’elle est appropriée aux circonstances. La lumière au plafond paraît soudain plus forte, plus aveuglante, mais la pénombre environnante reste inchangée. Il sent dans son corps le feu qui l’accompagne depuis le début de la cérémonie. Et la douleur de ce feu augmente d’un cran. Cette douleur, il s’y est préparé depuis longtemps. Son apprentissage, semblable à la formation d’un moine, s’est étalé sur de longues années. Il a appris, par d’innombrables répétitions de non moins innombrables exercices, à connaître sa douleur. À la faire naître, croître et décroître. À en contrôler les contours et l’intérieur. À permettre à son corps, à son esprit, de glisser sur elle, comme un voilier glisse sur la vague, porté et non pas englouti. Il a appris, au fil du temps, à en augmenter l’intensité, jusqu’à atteindre un degré tel qu’un homme non entraîné succomberait. Et tout cela dans un seul but, pour une seule quête, dont il est sur le point d’atteindre l’apex. Fugitivement, il repense à sa vie d’autrefois et se repose la question qu’il a refoulée tout au long de ces années : le culte auquel il a consacré sa vie est-il répandu ou non, majoritaire ou anecdotique ? Il a beau fouiller sa mémoire, cette vie avant sa vie est si lointaine, si floue, qu’il ne parvient pas à répondre. Quant à l’état actuel du monde, il a quitté ce dernier depuis si longtemps qu’il n’essaye même pas de l’imaginer. Peu lui importe, après tout. Ce but – qu’il atteint aujourd’hui – est tout ce qui compte. Il tend son esprit, de toutes ses forces, vers la lumière brûlante. Pendant des années, des décennies, il a appris, travaillé, exercé sa capacité à tirer de la douleur plus, bien plus que la simple souffrance. Se servant – comme le prescrivent les canons et les textes de son rite – de la douleur comme d’un tremplin, un déclencheur pour explorer en lui d’autres niveaux de conscience. Les anciens moines chrétiens ne faisaient pas autre chose avec leurs cilices et leurs flagellations. Mais leur mysticisme, leur recherche d’extase, était limité par l’empirisme de leur méthode. Rien de rigoureux, rien de construit dans leur dérisoire recherche. Les malheureux ne pouvaient bien sûr pas bénéficier de la somme d’écrits que le Grand Jones – le fondateur de son ordre – avait produit, tout au long de sa vie. Une vie au service de la douleur, terminée en apothéose flamboyante quand Jones avait atteint un autre degré de conscience et d’existence, par l’immolation. Près de trois siècles s’étaient écoulés depuis que le Grand Jones avait rédigé son Opus Magnus, mais bien peu y a été ajouté. Non que Jones ait manqué de disciples brillants, mais quand tout a déjà été dit, codifié et écrit par le plus grand… C’est cette règle, ces enseignements, ces exercices, qui ont guidé sa vie depuis tout ce temps. Lui faisant gravir la longue et ingrate pente dont il atteint le sommet aujourd’hui. Il est prêt. Le sol se soulève autour de lui, et bientôt il se retrouve au centre d’un cylindre surélevé de près d’un mètre. Les bras levés des silhouettes qui l’entourent arrivent maintenant à hauteur de son visage. Les mains oscillent d’un côté puis de l’autre ; une mélopée monte, sauvage, inquiétante. Il écarte les bras et les tient en croix, quelques secondes : tout commence. La lumière augmente encore et il ressent un choc quasi-physique. Comme si cette lumière aveuglante lui traversait le corps. Le brûlait, le découpait de l’intérieur. Les mots lui manquent pour décrire ce qu’il ressent. Un enfer de douleur, qui croît à chaque instant. Au-delà du supportable, bien au-delà. Qui croît encore et toujours, malgré sa certitude, renouvelée à chaque seconde, qu’il sera impossible de faire plus. Il doit faire un effort gigantesque pour ne pas se laisser submerger par cette éternité de souffrance et garder le souffle de lucidité, le fil de conscience nécessaire à son envol. Toutes ces années à peiner, à travailler pour finalement se rendre compte, au dernier instant, que la Grande Douleur ne se compare en rien à tout ce qu’il a connu et expérimenté ! Pourtant, au milieu de son océan de feu, il est heureux, car il sait qu’il a réussi. Il n’est pas devenu fou, ni n’a sombré dans l’inconscience. Il vole, il surfe sur la douleur. Il sent alors sa conscience s’envoler, plus loin, plus haut, plus profond qu’il ne l’a jamais fait. Il atteint la connaissance suprême. Il est l’égal d’un dieu. ====== Le professeur se retourne et fixe un moment les étudiants sans rien dire. Puis il se racle la gorge et tous tendent l’oreille, certains que l’explication magistrale va commencer : Nul ne répond, et le groupe commence à se disperser. Le technicien s’avance alors vers le lit et commence à débrancher capteurs et connexions sur ce qui n’est plus qu’un corps sans vie. Un corps dont le visage garde la trace d’un imperceptible sourire. |