-30 Numéro 832Mathieu est assis dans la salle d’attente, un ticket à la main. Un ticket jaunâtre, en papier recyclé. Un ticket qui porte le numéro 832. Sur le mur qui lui fait face, un afficheur aux sévères lettres rouges signale que l’on traite le cas du numéro 830. Alors il attend, trompant son ennui en fixant le linoléum usé, parcouru d’un réseau de craquelures évocateur. Un fleuve desséché vu du ciel ? Un désert et ses vallées dans l’œil d’un satellite ? Bah… Les murs et le mobilier sont à l’unisson du sol, tristes, vétustes et modérément propres. Deux autres personnes – un homme et une femme – attendent comme lui que leur tour arrive. D’instinct, chacun s’est installé le plus loin possible des autres, tentant de préserver une intimité craintive. Ils attendent, immobiles. Ils attendent… quoi, exactement ? Mathieu se rend alors compte que ses souvenirs sont confus. Pourquoi est-il là, au juste ? Et d’ailleurs, quel est cet endroit ? Une salle d’attente, certes. Mais qu’attend-t-il ? Le plafond grisâtre ne lui apprend rien de plus sur la raison de sa présence, pas plus que ses deux compagnons, eux aussi occupés à cartographier les dalles de plastique. Il soupire. Avec un déclic, l’afficheur indique « 831 ». L’homme se lève, se dirige d’un pas hésitant vers la porte située sous l’afficheur. Il s’arrête quelques instants, l’air perdu, puis ouvre la porte et la franchit. La porte se referme et le silence retombe dans la salle d’attente. L’attente reprend. Mais pourquoi diable est-il là, quoique soit ce « là » ?… Un moment, il est sur le point d’engager la conversation avec la femme, mais la porte d’entrée s’ouvre à son tour, laissant le passage à un jeune homme, presque un adolescent. Avec un regard craintif, le nouvel arrivant balaye la pièce des yeux. Et va s’asseoir sur la chaise que le dernier sortant vient de laisser libre. Tête basse, mains sur les genoux, doigts entrelacés, il s’installe dans la même attitude d’autiste que les deux autres. Attendre, attendre encore. Sans même savoir quoi. Sans même oser le demander. Petit à petit, il se rend compte que son attitude même est fort étrange. D’habitude il n’est pas si pusillanime, il ne se laisse pas impressionner par… Mais à nouveau il replonge dans un abîme de réflexions douloureuses. Comment agir quand on ne sait rien ? C’est tout juste s’il se rappelle de son nom ! Il lui semble être quelqu’un de dynamique, un fonceur, maître de son destin. Il lui semblait. Dans son esprit tournent et virent des interrogations anxieuses. À chaque instant qui passe il est moins sûr de lui. Une sorte de sentiment diffus de culpabilité l’envahit, donc la cause lui est tout aussi inconnue que tout le reste, mais dont la réalité ne fait pas de doute. Une goutte de sueur perle à sa tempe droite. Le cliquetis de l’afficheur se fait entendre, et c’est son numéro, le 832, qui apparaît. Il le regarde sans bouger un long moment, comme s’il redoutait maintenant d’avoir la réponse à ses questions. Mathieu finit par se lever et par franchir la porte. Un long, un immense couloir. Tous les trois mètres, une porte rouge sur la paroi de droite fait face à une porte bleue. À l’extrémité du couloir, deux grandes portes, elles aussi rouge et bleu. Il avance d’un pas mécanique, la bouche entrouverte, sur quelques mètres. Puis il se rend compte qu’une lumière rouge clignote au dessus d’une porte de la même couleur, quelque vingt mètres en avant de lui. Par réflexe il presse le pas pour l’atteindre. Quand il y est parvenu, il hésite à nouveau, ne sachant quelle attitude adopter. Il finit par opter pour un compromis, frappant timidement mais ouvrant la porte sans attendre. Il se retrouve dans une pièce à la « décoration » identique à celle de la salle d’attente, hormis un bureau gris derrière lequel un homme est assis, consultant un épais dossier. Sans lever les yeux, l’homme lui désigne une chaise et continue sa lecture. Il s’assoit et attend. Des affiches d’information constellent les murs, identiques à toutes les affiches de cette nature que l’on trouve dans toutes les administrations. « Préparez tous vos justificatifs pour accélérer le traitement de votre dossier », « Vous avez connu un changement de situation familiale ? Vous devez nous en informer ». Et d’autre encore, du même acabit. Cela le rassure un peu, car il se retrouve en terrain connu. Il est donc dans les locaux d’une administration, locaux tout ce qu’il y a de plus classiques. Ce qui est moins classique, c’est qu’il ignore toujours autant ce qu’il fait là. Néanmoins c’est d’un œil plus vif qu’il détaille les affiches, tandis que son vis-à-vis est toujours plongé dans l’absorbante lecture de son dossier. C’est alors qu’il remarque la première anomalie, alors qu’il en est à un second tour de l’horizon restreint de la pièce. Une affiche sur laquelle il avait lu – cru lire ? – un titre commençant par : « Vous nous avez fait part du décès d’un de vos proche, vous devez : » arbore en fait, lorsqu’il l’examine plus attentivement, une phrase pour le moins différente : « Nous avons fait part de votre décès à vos proches. Vous devez : » Il déglutit avec difficulté. Le reste de l’affiche est d’une typographie trop petite pour qu’il puisse la lire sans se lever de sa chaise, et – toujours intimidé – il n’ose pas quitter cette dernière. Espérant qu’il s’agit d’une blague de fonctionnaire facétieux, Mathieu regarde avec encore plus d’attention les autres affiches. Du moins celles dont il peut lire les plus gros caractères. Et constate, en laissant échapper un léger gémissement qu’il y découvre maintenant des formulations tout aussi surprenantes, qui ont toutes en commun de s’adresser au lecteur en lui parlant de son décès. Au passé. Une sensation de suffocation le saisit, et c’est d’une voix enrouée qu’il se racle la gorge et demande : « Mais où sommes-nous, exactement ? » Sa formule lui paraît être d’une affreuse banalité, loin de refléter la panique qu’il éprouve. Quoiqu’il en soit, l’homme abandonne enfin la lecture de son dossier, le regarde en face et lui répond d’une voix sèche : L’homme grommelle quelques mots se terminant par « toujours la même chose » et avec un air excédé lâche son crayon et croise les doigts. À nouveau l’homme laisse échapper un soupir exaspéré. Finalement, avec un air et une diction faisant penser qu’il s’adresse à un attardé mental, il explique : Un silence lourd suit ces dernières paroles. Silence que Mathieu rompt en demandant : Sans écouter Mathieu, l’homme reprend le cube rougeâtre et va le remettre dans son tiroir, ressorti du mur. Puis il revient vers Mathieu et sans se départir de son regard froid lui indique la sortie en disant : « la grande porte rouge, au fond du couloir. » Mathieu, défait et vaincu, se lève, tête basse, et se dirige vers la porte. Au moment où il la franchit, se préparant à affronter son destin final et éternel, l’homme lance : « De toute manière, vous étiez prévenu ! Vous le saviez que c’était mal de fumer, pour vous comme pour les autres. Osez dire le contraire ! Alors assumez, maintenant !» Mathieu sort du bureau. Regarde à gauche, regarde à droite. Et tout en se disant que la mort va être longue, il marche vers la grande porte rouge. |